Duda
Le calme retombait peu à peu dans le stade. On entendait encore ça et là les chants lubriques des supporters, qui s’en allaient en direction des auberges et tavernes de la ville, tous heureux et assoiffés après le spectacle qui leur a été offert ce soir. L’ambiance était bon enfant dans les rues de la ville, et si des petites rixes survenaient entre fans un peu trop entreprenants des deux équipes, elles étaient rapidement étouffées par la milice.
Le public quittait l’enceinte plutôt en bon ordre et laissait maintenant place au règne de l’armée des petites mains des ouvriers du stade, qui allaient s’efforcer de tout remettre dans le bon ordre avant la prochaine rencontre.
Et du boulot il y en avait !
C’est que les fanatiques supporters des deux équipes de ce soir ont mis la pagaille et ont retourné le stade sans dessus-dessous durant la rencontre ! Bancs cassés, bouteilles fracassées, mares de vomi et toilettes bouchées par tout un tas d’immondices indescriptibles, voilà ce qui attendait les manouvriers du stade (d’aucuns diront que les toilettes furent surtout bouchées par les fans du Lucha Libre – mais ceci est une autre histoire…)
Mais dans les entrailles du stade, le silence régnait. Ni lourd ni pesant, il s’agissait plutôt d’un de ces silences paisibles, appelant au recueillement et au repos de l’âme et du corps après un effort intense.
Le silence des guerriers.
L’équipe du Real Boitar était rentrée au vestiaire depuis une dizaine de minutes, après avoir longuement fêté avec les supporters son superbe match contre les indomptables Lucha Libre. Les joueurs savouraient maintenant avec plaisir le peu de calme qui leur était permis. Ils savaient que dès qu’ils auraient quitté cet havre de paix, cet endroit sacré et intime qui leur était réservé, la frénésie de la gloire allait reprendre. Désormais, ils se rendaient très bien compte qu’une fois la porte du vestiaire franchie, ils allaient être assaillis par les tenaces journalistes, les agents de joueurs crapuleux et les fans hystériques (ces derniers les dérangeaient le moins toutefois, pour peu qu’ils portaient une jupe et avaient de gros ballots…).
Alors, ils s’abreuvaient avec une déférence presque sacrée du silence qui régnait pour le moment.
Et ils en avaient pleinement le droit. Ils l’avaient mérité, les p’tits chenapans !
Car le peu que l’on puisse dire est que les minus du Real Boitar ont étouffé dans l’½uf toute tentative de velléité de ces pantins huilés et cagoulés du Lucha Libre et de leur prétentieux coach Amaranth, dit Mamar le Rouch’ !
Assis sur une banquette du sauna, les yeux fermés et respirant profondément les vapeurs de d’eau chauds qui se dégageaient de la pierre brûlante, Tholot se remémorait la rencontre qui venait de se terminer.
Il se souvenait parfaitement de chaque détail, malgré l’intensité et l’âpreté des combats, malgré le rythme endiablé du match, malgré les hurlements furieux de la foule et ceux encore plus furieux du coach Duda, son esprit avait méticuleusement enregistré des dizaines d’images, tel un diaporama magique imprimé dans son crâne par une quelconque engeance maléfique issue des cauchemars les plus fous d’un sorcier.
Il se rappelait les regards furieux des adversaires dans le couloir menant au terrain, il se remémorait son entrée sur la pelouse sous les hurlements frénétiques des treize mille fans du Real en délire. Treize mille, qui l’eut cru en début du championnat… Qui aurait pensé que l’épique halfling soulèverait un tel engouement. C’était invraisemblable, totalement inattendu et inouï, et pourtant c’était vrai. Les drapeaux à l’effigie de l’équipe flottaient partout dans le stade, les couleurs du Real prédominaient dans chaque tribune… Et lorsque les lutteurs huilés d’en face pénétrèrent à leur tour sur la pelouse, les huées qui se levèrent des gradins firent taire les quelques supporters des Lucha Libre qui bravèrent le danger et tentaient désespérément de soutenir leur équipe malgré les insultes, menaces et jets de bouteilles en leur direction.
Tholot se souvenait très bien des mots que leur coach eut en direction de son équipe juste à ce moment là : « Regardez bien, mes p’tits gars. Vous avez le stade derrière vous. Le public vous acclame. Rappelez vous bien de ce moment là parce ça risque de ne pas durer si vous faites les cons ! Alors, bougez-vous le cul sur le terrain et allez y à fond ! Ne le faites pas pour moi, ne le faites pas pour vous, faites le pour eux ! »
Et ils le firent, oh, et de quelle manière !
Tholot se rappelait de la première mi-temps, du début chaotique de son équipe, dévorée certainement par la peur de trop bien faire. Il se remémorait l’attaque avortée du Real Boitar, la poussée dangereuse des Lucha Libre, le risque de contre qui pesait à tout moment sur les halflings. Jusqu’au moment où, précisément, le match bascula.
Aux prises avec un maraudeur patibulaire, Tholot revoyait dans sa tête les images de l’action qui allait changer le cours du match. Il se projetait mentalement la tentative ratée du ramassage du ballon par l’elfe noir renégat d’en face, la gamelle que ce dernier fit alors qu’il se prenait les pieds dans le gazon, et il vit Séraphin.
Le petit frère du feu Marcelin, la jeune recrue de l’équipe, tenta alors ce qui allait devenir l’action du match. Il revoyait encore l’action : esquive, suivie d’un ramassage du ballon sous les yeux d’un maraudeur médusé, une nouvelle esquive, puis Séraphin qui se rapprochait de l’homme-arbre. Et voilà que le juvénile halfling s’envolait dans les airs au gram dam des encagoulés, pour atterrir bien en sécurité derrière leurs lignes. Le Real se rua de l’avant tel un seul rase-motte. Tholot esquiva son adversaire pour apporter son soutien à Séraphin, la cage halfling était en place ! La foule n’en croyait pas ses yeux, une nouvelle fois le Real Boitar bluffait le monde entier !
Mais ce que Tholot avait le plus de plaisir à se remémorer furent les vivats du public en délire lorsque, après plusieurs minutes de contrôle total de la situation, Séraphin déposa tranquillement le cuir dans l’en-but adverse. Les hurlements atteignirent leur paroxysme, jamais de sa vie de blood-bowleur, Tholot n’avait entendu un tel vacarme. Et tout ça à la gloire de l’équipe, à la gloire des siens, à lui…
Une larme de bonheur coula sur son visage. A moins qu’il ne s’agissait de sueur due aux vapeurs torrides du sauna attenant au vestiaire. Peu lui importait à vrai dire.
Parce qu’il se souvenait qu’à la mi-temps le Real Boitar menait face aux terribles Lucha Libre, face à ces gladiateurs homophiles cagoulés.
Mais il se rappelait surtout du discours de l’entraineur pendant la pause : « Bien joué mes p’tits lascars ! Pas mal, vraiment pas mal, j’aime la tête qu’Amaranth fait actuellement, regardez le, il est tout rouge, on aurait dit une écrevisse cuite ! Vous me faites plaisir. Mais ce sera difficile en deuxième mi-temps. On a trop de joueurs amochés et on arrive pas à remettre debout les quatre blaireaux qui se sont faits mettre KO. Alors laissez les faire, qu’ils marquent, on va contrer derrière ! »
Et c’est ce qu’ils firent. Tholot avait les images gravés dans sa tête. Il se revoyait encore, lui et les autres halflings rescapés, courir partout sur le terrain tout en tentant d’échapper aux placages virils des Lucha Libre (et dieu sait ce qu’un cagoulé aurait pu leur faire à ce moment là s’ils se faisaient attraper. Valait mieux pas y penser). Il se rappelait d’une espèce d’orque enragé, qui a pénétré sur la pelouse muni d’une arme à dents de scie et qui tentait de s’en prendre aux hommes-arbres. Heureusement pour ces derniers, il ne leur fit pas grand mal avant que l’arbitre ne l’expulse.
Mais ce dont Tholot allait surtout se souvenir, c’était la maladresse presque choquante, et pourtant ô combien burlesque, des joueurs du Lucha Libre. En effet, ces derniers, s’ils réussirent finalement à attraper et à envoyer sur le banc de touche plusieurs coéquipiers de Tholot, mirent presque toute la seconde moitié de la rencontre à égaliser enfin. Le comique de la situation fit rire le capitaine halfling. Et les invectives furieuses que lançait le coach masqué à ses lutteurs huilés, qui rataient pratiquement tout ce qu’ils entreprenaient, allaient longtemps rester gravées dans la mémoire de Tholot.
D’autant plus qu’il repensait à la fin du match, où cinq de ses confrères rescapés tentèrent le tout pour le tout et firent se lever le stade entier. Cinq combattants, cinq guerriers, cinq formidables héros, tels le mythique Griff Oberwald, se dressaient face à l’équipe entière, mais si maladroite, des Lucha Libre.
Et Tholot se souvenait du moment où l’arbitre ordonna la reprise du match, où il sa saisit lui-même de la balle pour la transmettre à Séraphin, encore lui. Il se rappelait le petit homme saisi par les branches puissantes de Cendrechêne, alors que l’autre homme-arbre repoussait les maraudeurs adverses agglutinés autour des racines du vénérable. Il revoyait encore une fois le lancer parfait et la trajectoire oblique décrite par le halfling volant dans le ciel azur, tout comme son atterrissage…
Dans les pieds du tacleur adverse….
Aïe. C’est là que tout allait se jouer. Sur une action le destin de l’équipe pouvait basculer, sur une réussite le Real pouvait devenir mythique, pouvait se faire soulever des populations entière, sur ce seul lancer de l’homme-arbre des milliers de parieurs pouvaient perdre leur fortune ou au contraire devenir riches, sur cette action le sort du monde pouvait être changé pour toujours ! C’était maintenant ou jamais !
Séraphin atterrit avec grâce, malgré les tentatives viriles de l’adversaire. Il ne lâcha pas la balle et se défit du marquage se son adversaire, première esquive réussie. Mais le tacleur encagoulé ne s’avouait pas vaincu et continuait de presser le jeune halfling. Ce dernier tenta de semer son vis-à-vis une fois pour toutes, il changea de pied d’appui, fit une embardée vers la gauche suivie d’une pirouette, virevolta tel un danseur de guerre elfe et…. ne vit pas le coup de poing arriver…
Le public hurla de déception. Le coach Duda jura. Le tonnerre gronda. Une fane du Real se tailla les veines. Un mage slaan de la lointaine Lustre déclara que la fin du monde était proche. Une autre fane rata la cuisson du steak de son mari et se prit une rouste monumentale.
La dernière chose que vit Tholot fut le pied d’un adversaire projeté en direction de son visage…
Le Real avait failli. Malheureusement.
Et maintenant Tholot est ses coéquipiers se reposaient dans le calme de leur vestiaire. Soudain, la porte claqua avec violence. Une immense ombre pénétra dans la pièce enfumée. Tholot n’avait pas besoin de demander qui s’était. Il le savait. Un seul homme avait le droit d’entrer dans le vestiaire de l’équipe après le match. Et ils avaient merdé sur la dernière occasion. Méchamment merdés. Il allait y avoir du grabuge, pour sûr.
Il se dépêcha de sortir du sauna, une serviette autour de la taille et regarda le coach droit dans les yeux. Il y cherchait la colère, la rage et l’envie de meurtre, mais étrangement le regard de l’humain paraissait impassible.
Les joueurs se turent instantanément. Chacun attendait avec appréhension les mots de l’entraineur. Il prenait son temps, et ils le connaissaient assez pour deviner que ça n’annonçait rien de bon.
Puis, il parla :
- « Vous avez merdé les rase-mottes, vous avez merdé grave. Et rien que pour ça, je devrais vous étriper. Mais en venant au vestiaire j’ai croisé Amaranth, le coach adverse. Il pestait comme pas possible, tout rouge qu’il était. On aurait dit que les veines de son cou allaient exploser. Vous n’avez pas gagné bande de minables ! Mais… mais… vous n’avez pas perdu ! Vous avez tenu en échec l’équipe contre qui il ne fallait surtout pas perdre cette année ! Vous leur avez mis dans le fion bien profond ! Et ça, ça me fait plaisir et ça mérite récompense ! Allé, tournée de putes générale ! C’est le club qui paye ! »
😃