Duda
Les quatre silhouettes encapuchonnées se déplaçaient en silence dans les ruelles calmes de la cité endormie. Se faufilant avec aisance de porche en porche, d’arcade en arcade, elles restaient toujours dans l’ombre, à l’affut du moindre bruit suspect. Elles se mouvaient rapidement et leur pas fluide et ample les faisait ressembler à ces ombres maléfiques nageant avec grâce dans l’océan opaque de la brume nocturne. Même un ½il avisé n’aurait pu apercevoir ces rôdeurs furtifs, ces spectres de la nuit, assassins cruels, porteurs de mort ! On aurait dit que les Seigneurs de l’Apocalypse avaient jeté leur dévolu démoniaque sur la petite bourgade ! ….
- « Aïeu ! » - fit une voix capuchonnée en chutant lourdement sur les pavés humides de la rue – « Fais gaffe où tu mets les pieds ‘spèce de bourricot rachitique ! »
- « Ba quoi, j’ai rien fait, Tholot. C’est même pas moi. » - lui rétorqua une deuxième voix, d’un ton aigu.
- « T’as marché sur mon manteau, gros débile ! » - répondit la première, emmitouflée dans sa grande cape – « Me suis rétamé comme une crotte parce que tu sais pas mettre un pied d’vant l’autre ! T’as du être fait sur l’dos d’une vache enragée ! »
- « Mais c’pas ma faute » - riposta l’autre – « c’est ces manteaux noirs, c’est trop grand pour nous. Hé chef, vous les avez dégoté où, d’abord ? » - la voix aigue questionna la grande silhouette marchant en tête du cortège.
- « Mirfu, Tholot, vous allez les fermer vos grandes gueules tous les deux ?! » - siffla avec rage l’humain, qui était visiblement le chef de la petite bande. – « Combien de fois j’dois vous dire qu’on doit être discrets et pas se faire repérer. C’est dangereux par ici, petits cons d’halflings. Vous voulez finir égorgés au fond d’une ruelle ou quoi ? Ca vous a pas suffi de se prendre trois branlées d’affilée sur le terrain, vous voulez maintenant en prendre plein la gueule ici ? »
- « Mais chef… » - voulut rétorquer le quatrième larron avant d’être coupé net par la voix grave de l’humain – « Toi aussi tu la boucles Posho. Vous m’énervez ! Bouclez la tous, bande de rase-mottes. On arrive. »
Dans les faits, ils étaient arrivés tant bien que mal, après plusieurs heures de déambulation chaotique dans les rues de la ville, à la suite d’un bon nombre de détours, de rebroussement de chemin pour cause de plan mal indiqué, de bosses et contusions diverses à cause des capes trop longues, tout ça saupoudré d’ampoules sur les pieds dues à une marche trop longue (et à des chaussures de mauvaise qualité, diront certains...), ils étaient arrivés – je disais donc – devant une petite porte abîmée, donnant depuis une ruelle sombre sur un bâtiment décrépi de deux étages. L’humain encapuchonné frappa un coup sec et rapide, suivi de deux coups plus lents et espacés, sur le bois humide de celle-ci.
Durant quelques instants, le silence autour de la petite troupe se fit total. Plus un bruit. Le vent se tut, les oiseaux nocturnes suspendirent leur envol, las chats cessèrent de miauler au loin. Tout se passait comme si, comme si la nature elle-même réfléchissait si elle allait leur ouvrir la porte, comme si la maison s’interrogeait si elle allait inviter ces saltimbanques à pénétrer en sa demeure….
Puis, tout à coup, des bruits de pas et des grommellements se firent entendre à l’intérieur du bâtiment délabré.
Une voix éraillée et lugubre s’éleva de dernière la porte - « Qui va là, nom doudiou ! »
- « C’est Duda. Le coach. Ouvre cette foutue porte espèce de crétin » - l’humain répondit sèchement, visiblement énervé et impatient d’entrer.
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant que des cliquetis de serrure ne se fassent entendre, suivis d’un bruit sourd de bois entrechoqué, comme si quelqu’un avait soulevé une lourde poutre et l’ait jeté négligemment à terre. La porte s’entrebâilla avec moult grincements, dévoilant un long couloir sombre, partiellement caché par l’imposante masse du portier.
Il s’agissait un énorme gaillard graisseux, au crâne dégarni et au visage recouvert d’une barbe irrégulière cachant les marques de la petite vérole. Il louchait affreusement et lorsqu’il parlait, un filait de bave se mettait à couler de ses grosses lèvres irrégulières, semblables à deux sangsues. Il portait une matraque attachée à la lourde ceinture en disques de cuivre qui soutenait son ventre bedonnant. Le reste de son accoutrement était composé de bottes trouées sur le devant, de chausses rapiécées et d’une chemise dont la couleur était cachée par les innombrables tâches de graisse, de vin, de sang et d’autres liquides indéfinissables. Bref, le spectacle était peu réjouissant.
- « Je suis pas crétin » - balbutia ce dernier alors qu’il bloquait le passage aux trois halflings et à l’humain.
- « Tu sais qui je suis ? » - rétorqua instantanément et sans moindre hésitation ce dernier – « Tu te rappelles de moi ? »
- « Euhhhh, oui » - le portier parvint à répondre avec quelques difficultés.
- « Alors laisse nous entrer et mène nous à Papa, sale gros. On a rendez-vous » - le ton sec de l’entraineur ne laissait pas de place au doute. Il était là pour une chose précise, et vu la manière dont il se comportait, il était incontestablement prêt à beaucoup pour l’obtenir.
L’imposant cerbère s’écarta pour laisser passer le petit groupe, qui s’engouffra rapidement dans les entrailles du bâtiment. On l’entendait grommeler – « je suis pas gros, d’abord » - alors qu’il les menait dans le sombre dédale des couloirs du bâtiment, qui était visiblement bien plus imposant que ce qu’il paraissait de l’extérieur.
Ils arrivèrent devant une lourde porte en chêne, visiblement de meilleure facture que toutes celles devant lesquelles ils étaient passés. Le portier cogna et grogna tout en continuant à baver, puis un click métallique se fit entendre et le petit groupe put entrer.
Ils se trouvaient dans une salle spacieuse mais au plafond bas, et dépourvue de fenêtres, éclairée par de nombreuses bougies disposées un peu partout sur des tables et commodes qui meublaient la pièce. La suie recouvrait les murs et le plafond de cette dernière, et l’air y était à peine respirable. Deux humains lourdauds et dégoulinants de sueur se tenaient en face des entrants, et entouraient un halfling grassouillet aux cheveux gris, qui portait des vêtements colorés, et richement décorés qui, visiblement, ne souffrait pas de la chaleur ambiante.
- « Que me vaut la surprise de votre venue, coach » - s’exprima d’emblée ce dernier dans un ton moqueur, en écartant les bras dans un geste d’interrogation et de surprise.
- « On veut voir ton boss, et tout de suite. » - répliqua Duda d’un ton sec, qui ne laissait pas place au doute.
- « Le boss ? » - rétorqua le halfling. - « Et pourquoi cela ? Tu sais bien que c’est par moi qu’il faut passer si on veut demander quelque chose au Grand Lyril… »
Avant qu’il n’ait eu le temps de terminer sa phrase, l’entraineur humain enfonça son poing dans le nez du gros portier qui les avait accompagnés et qui se tenait derrière, puis arracha la matraque du ceinturon de celui-ci. Il la lança de toutes ses forces dans le visage d’un des gardes-du-corps de l’halfling, qui s’affala net sur le sol carrelé de la pièce, visiblement inconscient. L’autre brigand fut immobilisé, un couteau sous la gorge, par les trois joueurs du Real Boitar. Le tout dura quelques secondes à peine. Le coach Duda sortit une lame de sous sa tunique et sa rapprocha doucement de leur hôte, dont la mine étonnée et horrifiée laissait transparaître son état de peur.
- « Le Boss. Il est où ? » - demanda calmement l’entraineur humain entre ses dents serrées. L’affreux rictus que dessinait sa bouche faisait visiblement son effet (à moins que ce ne soit le poignard qu’il pressait doucement contre la gorge de l’halfling).
- « Il... il n’est pas là » - balbutia le semi-homme pétrifié d’effroi – « Lâchez moi, vous allez avoir de grosses emmerdes… »
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. L’énorme coup de poing qui s’abattit sur son visage lui explosa le nez et le fit rouler à l’autre bout de la pièce. Le temps qu’il retrouve ses esprits, le coach du Real Boitar était déjà sur lui.
- « Je répète. Le Boss. Il est où ? Vite. Je commence à perdre patience » - questionna l’humain visiblement peu concerné par la menace de leur hôte.
- « Il n’est pas en ville » - cracha le halfilng allongé sur le sol, alors que le sang coulait à flots de son nez broyé et remplissait sa bouche. – « Lâchez-moi, s’il vous plait. Je n’y peux rien. Il sera là ce soir ».
- « Tu lui passeras ce message, ducon » - répliqua l’entraineur, la mâchoire toujours serrée. – « Il nous retrouve ce soir au parc municipal. Sinon, ça va chier ! »
- « Il ne viendra pas » - gémit le semi-homme – « Et puis, je ne lui dirai rien d’abord ! Rien, vous entendez ! »
- « Tu ne diras rien ? » - répondit le coach, pas du tout interloqué par l’apparente vaillance dont voulait faire preuve le petit homme. Il se tourna vers le des gardes du corps tenu fermement par ses joueurs, un couteau appuyé contre sa jugulaire – « Toi le gros tas. T’as entendu ? T’as compris qui je veux voir et où ? »
- « Ouééé » - balbutia le cerbère – « Au parc à minuit ».
- « Ba voilà » - répliqua le coach en se tournant de nouveau vers le halfling qu’il agrippait fermement – « Tu vois, ton garde du corps est plus malin que toi visiblement »
- « Il ne dira rien ! » - le halfling se mit à geindre et à crier – « Tu leur diras rien Hubert ! »
- « Si, il leur dira » - riposta Duda dans une de ses célèbres grimaces – « et toi, en plus d’être complètement idiot, tu ne m’es plus d’aucune utilité » - conclut-il en enfonçant son couteau profondément dans la gorge du petit-homme – « Allez les gars, on part. Je crois que le message est passé » – dit-il en fixant le garde du corps d’un regard sévère et angoissant.
Plus tard, au beau milieu de la nuit, un humain et trois halflings étaient assis tranquillement sur un banc public, au centre du parc municipal de la ville endormie. Ils discutaient et même s’ils parlaient à voix basse, le ton de la conversation était visiblement soutenu.
- « …Je vous avais prévenu, les rase-mottes. Je vous l’avais dit et redit et répété. La gloire ça vient vite, mais ça repart plus vite encore ! » - sifflait d’entre ses dents l’humain entouré par trois minuscules silhouettes, quelque peu grassouillettes.
- « Mais coach, qu’est qu’on en savait nous. On est des bleus dans la compétition. C’est déjà énorme d’être arrivés là où nous sommes sans trop de bobos. Peu importe qu’on ait perdu plein de matchs. » - répliqua l’un d’eux en direction de l’homme.
- « Fallait m’écouter Tholot. Quand je vous disais de venir à l’entrainement, fallait venir à l’entrainement. Au lieu de ça, j’devais me taper tous les bars à putes de la ville pour vous retrouver ! Et vous vous dites pros ? Vous êtes des merdes, des gros minables et vous n’avez que ce que vous méritez ! » - répondit le coach d’un ton agacé.
- « C’est bien beau d’parler, mais c’est fini de toute façon » - un autre halfling de joignit à la conversation – « On s’est fait j’ter de la Carpe Pourpre après notre troisième défaite d’affilée. Et on a plus notre table réservée à la Cloche d’Argent. Et les seules qu'on se fait sont borgnes ou cul-d'jattes. » - dit-il d’une voix emprunte de tristesse.
- « Hé oué Mirfu. Aux vainqueurs les honneurs, aux vaincus les horreurs, comme on dit » - répliqua philosophiquement l’humain. – « Regardez-vous maintenant les gars. Vous voilà des loques, telles que vous l’étiez avant que je vous prenne en main ».
- « Mais coach » - continuait le semi-homme dénommé Tholot – « Vous avez dit vous-mêmes que c’est pas not’ faute. Que le coupable c’est ce foutu cuistot qui a méchamment merdé… »
- « En partie ! J’ai dit, en partie c’est sa faute oui. Il nous a bien enflés, c’est clair. Mais c’est pas une raison pour… » - il ne finit pas sa phrase et se crispa brusquement en fixant l’allée centrale qui se perdait dans la noirceur de la nuit – « Vos gueules, quelqu’un vient ».
Effectivement, une minute plus tard, de l’obscurité surgit une petite troupe d’individus peu recommandables, menés par un halfling chauve et assez âgé, richement vêtu.
- « Duda, tu es là. Tu avais un message pour le Grand Lyril ? » - ce dernier, dont le fort accent tiléen trahissait sa patrie d’origine, entama la discussion d’un ton calme et posé. – « Permet moi que je te présente mes amis qui m’accompagnent. Mais je crois que t’en connais au moins deux » - dit-il en désignant d’un geste de la tête les deux cerbères malmenés l’après-midi même par le coach et son équipe.
- « Je n’ai que faire de tes gardes du corps débiles Lyril » - répliqua sèchement Duda - « Tu nous as trahis. Tu nous as vendus d’la merde à la place du ragoût que tu nous avais promis ! Résultat, mon équipe a eu des maux de ventre pendant trois matchs, alors que ça devait être les adversaires ! C’est ça un fameux cuistot halfling ? T’as merdé bonhomme ! ».
- « Et tu as des preuves de ce que tu avances » - le halfling interrogea posément le coach humain, tout en faisant d’amples gestes de ses mains, à la manière tilléenne – « C’est grave ce que tu avances là » - continua-t-il d’un ton qui devenait quelque peu moqueur – « On avait conclu un contrat, je l’ai exécuté à la lettre moi. J’ai une image à protéger. C’est pas ma faute si ton équipe ne sait pas jouer ».
- « Ne m’embobine pas Lyril ! » - la voix de l’entraineur se fit plus rude – « T’as merdé et tu le sais. La preuve ? Suffit de regarder les résultats du Real ! Tu voulais nous enfler. Cuistot halfling de mes deux ! Maintenant, tu vas nous rembourser jusqu’à la dernière couronne impériale ! » - il cracha les derniers mots presque en criant.
- « Ca m’étonnerait » - répliqua le fameux Lyril d’un ton sec. Puis, sa voix se fit grondante – « Et même si j’voulais vous enfler, ça changerait quoi ? Vous êtes qui vous, l’Real Boitar ? Des p’tits merdeux insignifiants ! Vous croyez quoi ? Que vous pouvez venir chez moi, foutre le bordel ?! Vous croyez que vous pouvez agresser mes gens ?! Vous croyez que vous pouvez liquider mon bras droit sans que cela reste impuni ?! Vous savez qui je suis ?! Je suis le Grand Lyril ! Cette ville m’appartient ! C’est moi qui fais la loi ici ! Les gars, chopez moi ces petits trous d'uc ! » - hurla le halfling en direction de ses gardes du corps. Ces derniers empoignèrent tout un attirail de boucherie, couteaux, crochets, pilons… et se rapprochaient dangereusement des trois halflings et de l’humain qui leur faisaient face.
- « Tu l’auras cherché Lyril » - riposta le coach humain d’un ton étrangement calme – « J’ai voulu être gentil avec toi, mais tu veux jouer aux grands. Tant pis pour toi ».
Le halfling tilléen se mit à rire bruyamment – « Z’allez me faire quoi bande de larves. Mes hommes vont s’occuper de toi et de tes p’tits merdeux ! On va vous retrouver en ville éparpillés en petits morceaux ! P’tet que j’donnerai ta queue à bouffer à mes chiens, bâtard ! » - hurla le chef cuisinier halfling tout en continuant à rire.
Puis, le coach Duda porta ses doigts à sa bouche et siffla. Les quatre malfrats patibulaires s’arrêtèrent instantanément et sur le visage moqueur du halfling mafieux se dessina aussitôt un rictus d’effroi et de terreur.
En effet, tout à coup, des arbres se mirent à bouger…
Plus tard, les habitants de la ville racontaient qu’ils entendirent cette nuit là des cris effroyables en provenance du parc municipal. Des bruits d’os brisés et des hurlements de terreur remplièrent la nuit calme et firent se dresser les cheveux sur les têtes des honnêtes citoyens réveillés de leur sommeil paisible pas ces bruits affreux. Personne ne sut jamais ce qui se passa cette nuit dans le parc de la ville, les ténèbres emportèrent avec eux le terrible secret de ces évènements.
Quoi qu’il en soit, le célèbre cuistot halfling Lyril Cignac fut aperçu en ville cette nuit là justement. On ne le revit plus jamais.
Le lendemain, l’équipe du Real Boitar informa la presse qu’elle démettait de ses fonctions son chef cuisinier titulaire, qui n’était autre que le célèbre Lyril, et présenta aux journalistes son remplaçant.
Personne ne fit jamais le rapprochement entre ces deux évènements… ou personne n’osa le faire… on ne le saura jamais…