Ankha
La tente était exiguë, assez proche de son souvenir, mais en même temps légèrement différente. Était-ce cette odeur de purin qui imprégnait toute la ville ? Il y avait quelque chose d'autre dans l'air, il le sentait ; quelque chose qui n'était pas lié à cette lourde chaleur, à ce soleil de plomb qui écrasait les pavés de Lutèce et tous ceux qui avaient le malheur de s'activer dessus. Quelque chose qui avait poussé Coach Ankha à sortir de sa retraite. Il avait entendu des rumeurs étranges, des bruits de couloir, vu une fébrilité inhabituelle chez les commerçants. Des signes qui lui faisaient penser qu'il n'était pas le seul.
Le coach laissa retomber le lourd pan de toile qui marquait l'entrée et laissa sa vue s'habituer à l'obscurité. La table qui occupait toute la largeur de la tente lui avait semblé plus petite à l'époque, la décoration plus sommaire. Il finit par distinguer la forme rabougrie assise derrière, installée dans un amoncellement hétéroclite d'étoffes empilées sur une chaise en bois qui lui donnait un air de roi des mendiants. La voyante semblait elle inchangée depuis toutes ces années et le coach se demanda si elle l'avait reconnu car elle n'avait pas esquissé un geste depuis son entrée, puis après quelque seconde de silence, si elle n'était pas simplement en train de dormir. La tente renfermée, le bruit de la cohue s'était muée en murmure, un véritable soulagement.
Le coach fut presque surpris de voir la main décharnée de la voyante se tendre vers lui pour réclamer son paiement. Celui-ci acquitté, elle tira de son autre manche un paquet de cartes rogné sur les bords. Il se demanda un instant s'il lui arrivait de truquer les tirages pour leur faire dire ce qu'elle souhaitait, puis écarta l'idée quand elle commença à parler:
- Je vois un voyageur sur la route. Vous avez erré des années, sans savoir où vous alliez, sans savoir que vos pas vous ramèneraient à votre point de départ.
Elle tira une autre carte :
- Je vois beaucoup de souffrance. Beaucoup de sacrifices. Des amis blessés, des amis morts. Du sang. De l'or. La guerre sans doute?
- J'ai été coach de Blood Bowl.
La voyante eut un mouvement de recul qui la fit presque basculer en arrière. Sa main s'était posée instinctivement sur un gros morceau de bois posé contre la table et qui devait lui servir de gourdin en cas de pépin. Le coach était resté impassible malgré une petite poussée d'adrénaline. Des années qu'il n'avait plus ressenti ce sentiment de pouvoir conféré par la peur. La voyante se ressaisi, regarda sa main encore agrippée au gourdin d'un air confus, et après avoir gigoté pour se remettre droite dans son siège, se racla la gorge et se remit à distribuer les cartes.
- Je vois un embranchement. Un choix.
Une autre carte:
- Je vois une grande bibliothèque. Des érudits... des écrivains... sans doute vous pensez écrire vos mémoires...
- Je pense plutôt qu'il s'agit de cette équipe d'orcs. Des tocards avec des grosses chaînes bling-bling qui se font appeler les Poetic Lovers. Aux dernières nouvelles, ils se sont battus contre une bande rivale dans un dragodrome, et doivent purger une peine d'intérêt général que je cherche à muer en participation à un tournoi de Blood Bowl.
- Je vois une grande plaine, des étendues arides mais à cultiver. Peut-être souhaitez-vous construire votre ferme et donner un sens à votre vie?
- Ça, ça doit être les Wild Wild Veste. Des nains du Chaos qui ont la caboche usée par le soleil. Leur dernier filon ayant été épuisé, ils ont migré vers la capitale. J'ai un ticket avec leur agent.
- Ah, bon, mais là je vois l'océan, le grand large, des goélettes. Peut-être ressentez-vous l'appel de la mer, ou rêvez-vous d'une île pour y prendre votre retraite?
- Mouais, il s'agit plus probablement des Brise Nordique. Un équipage de pirates qui s'est reconverti au Blood Bowl pour étancher leur soif de bière et de sang après que leur bateau a été envoyé par le fond. Ils sont un peu désespéré, et je leur ai fait porter des tonneaux de cervoise pour qu'ils restent au chaud.
Le coach contempla pensivement les trois cartes (un type sur une tour, un hayon stylisé, un étoile semblant irradier... Pas besoin de truquer les cartes, se dit-il, la voyante pouvait les tirer au pif et raconter des trucs sans rapport). Le destin avait parlé : il devait faire son choix. Il leva la main et finit par prendre...
À suivre à partir du 15 août!