« La question qu’il faut se poser c’est ce traitre qu’il faut éliminer du groupe »
- Patrice Evra, Knysna, juin 2010
La grève
Le coach Duda était irrité. Il bouillait, il fulminait à l’entrée du petit stade sur lequel devait se dérouler la séance d’entrainement ouverte d’aujourd’hui, alors qu’une pluie fine s’abattait depuis le petit matin sur la campagne environnante, délavant le paysage vallonné et boisé des alentours en des tâches pastel verdâtres. Le printemps était arrivé et amenait dans sa besace les sempiternelles bourrasques et giboulées qui transformaient l’herbe grasse en bourbier spongieux et mettaient à rude épreuve les nerfs de tout sportif normalement constitué. Toujours vêtu de sa sempiternelle pélerine grise, Duda pestait donc contre les éléments de la nature qui semblaient prendre un malin plaisir à le torturer de si bon matin. Mais il râlait également contre les officiels de la ligue, qui n’eurent rien de mieux à faire que d’organiser une séance d’entrainement obligatoire, ouverte à la presse et aux fans de l’équipe du Real Boitar. Autant dire que par un temps pareil, pas le moindre supporter ne pointa le bout de son nez, au contraire de la meute de journalistes, commentateurs, critiques et hyènes de cimetière diverses et variées, venue glaner le moindre scoop sur les péripéties actuelles de l’équipe halfling.
Car il était vrai qu’il y avait beaucoup à dire – et encore plus à écrire – sur le comportement récent des fameux semi-hommes du Real Boitar. A tout le moins, leur attitude pouvait être qualifiée de peu sportive, mais il s’agissait certainement d’un doux euphémisme. Et naturellement, cela mettait en rogne leur entraineur.
Celui-ci se maudissait également d’avoir cédé, sous l’insistance des membres du Crew, à la proposition qui lui avait été faite par la Ligue de prendre quelques jours de congés après la mésaventure qui lui était arrivée récemment. –
« Prends un peu de repos, Duda. » - lui avait soufflé amicalement Pedro. –
« T’as pas la tête au Blood Bowl avec tout ça. Et t’inquiètes pas, il n’arrivera rien à ton équipe ». Tu parles… Naturellement, dans un premier temps, il avait refusé, la fin de saison approchait à pas de géant et les matchs à venir ne présageaient rien de bon pour le Real Boitar. Qui plus est, il lui fallait constamment surveiller les agissements irréfléchis et douteux de ces petits imbéciles heureux, jamais avares de larcins, et ce sans parler d’excès en tout genre. Mais il finit par accepter. Voyant la détresse et le chagrin dans lequel étaient tombés les halflings après le décès malencontreux de Waldi, il se ravisa et acquiesça à la proposition de la Ligue. –
« Ne prends pas ça comme un congé, si tu veux. » - avait affirmé Budmilka. –
« Y’a une conférence internationale des Ligues de Blood Bowl, organisée dans le Beach & Bowl Resort sur l’Ile de Mifasol. Disons qu’on t’y envoie comme représentant de la Lutèce Cup, si ça t’arrange. ».
Il y a passé une semaine. Une semaine agréable, il convient de l’avouer, à se prélasser dans les salons luxueux de l’hôtel, à profiter des joies de la piscine et des bains de vapeur, à dîner chaque soir dans les divers restaurants gastronomiques du complexe et à faire sauter quelques jolis brins de filles sur ses hanches. Certes, il assista à quelques conférences thématiques, insipides à souhait, et dut serrer un nombre incalculable de paluches d’officiels de tous bords, la plupart gras et dégarnis, fumant de gros cigares un verre de champagne ou de scotch à la main, souriant obséquieusement aux affaires qui se réglaient dans les couloirs du congrès. Mais toute cette ambiance finit rapidement par le lasser et le dégoûter littéralement. Il avait hâte à retrouver les terrains, à récupérer ses joueurs et à se remettre à travailler pour tenter de finir le championnat dans les meilleures conditions et la tête haute. Un soir, il demeurait allongé sur son lit, les draps défaits et humides des sécrétions vaginales de la blondasse fluette assoupie sur son bras. Elle avait été très gentille, et semblait moins gourdasse que les précédentes. En escort-gril modèle, elle lui avait fait la totale durant leurs ébats nocturnes, jouant à la perfection son rôle qui allait de la fille timide à la maîtresse assoiffée, ponctuant ses mouvements de bassin lascifs par d’agréables gémissements, se mordillant l’index et se caressant langoureusement sa poitrine généreuse et bien ferme. Non franchement, c’était bien. Les gars de la Lutèce ne s’étaient pas moqués de lui. Mais il demeurait insatisfait, stressé et blasé. Une sensation désagréable lui chatouillait l’échine, une appréhension venue de ses entrailles, une crainte sourde lui tamponnait l’arrière du crâne. Il pressentait qu’une calamité allait bientôt arriver et il n’arrivait pas à se défaire de cette sensation désagréable de catastrophe imminente. Il fallait qu’il s’active, et rapidement. « Putain, j’suis trop vieux pour ces conneries » - se dit-il en faisant un bond soudain de son lit. La jolie poupée s’agita nerveusement sans se réveiller, alors que Duda enfilait déjà ses frusques. Il partit sur un coup de tête, juste une intuition qui semblait ridicule, mais les jours qui suivirent lui donnèrent raison.
Et ça le mettait en colère d’avoir toujours raison, putain.
En effet, il retrouva naturellement ses joueurs complètement défaits, imbibés d’alcools et de substances toxiques douteuses, dans un salon privé de l’auberge du Lotus Noir. Aux dires de la patronne, ils avaient fait la fête pendant toute une semaine – la durée de l’absence du coach en réalité. Ce qui devait être une soirée d’adieu sobre pour leur ami Waldi, se transforma rapidement en journée de beuverie, puis en semaine de débauche dégénérée et funeste. Les couillons aux visages ravagés par les excès, aux corps rendus flasques par l’alcool et les drogues, et aux ventres bouffis par l’ingurgitation acharnée de quantités gargantuesques de viandes, tourtes, fromages, charcuteries et pâtisseries diverses, n’arrivaient pas à mettre un pied devant l’autre. Duda les avait quittés en pleine forme après leur match contre les Lobotomy, et il les retrouvait dans un état végétatif et dépravé une semaine après. C’était à en pleurer. Tholot lui avait pourtant assuré, avant son départ : -
« Vous inquétez pas coach. On va être sages. On a pas la tête à faire la fête, vous comprenez. ». Oui, il le comprenait. Waldi. Mais il aurait dû s’en douter. Il avait relâché son attention et il avait été négligeant. Peut-être que la mort du débonnaire halfling l’avait perturbé plus qu’il n’osait se l’admettre. Dans tous les cas, il aurait dû voir venir les problèmes, il aurait certainement pu anticiper le comportement décadent et irréfléchi de ses joueurs, il aurait pu les faire surveiller. A la place, il leur a fait confiance. Quelle erreur ! Et naturellement, ça le rongeait au plus haut point.
Ça le stressait d’autant plus que, évidemment, après le scandale qui accompagna leur dernier match, la presse sportive s’était faite un malin plaisir à relater les péripéties alcoolysées et décadentes du Real Boitar, à grands coups de reportages en immersion, de critiques virulentes, de brèves cocasses et d’anecdotes glanées auprès des serveuses, des videurs et des filles du Lotus Noir. Autant dire que l’image de l’équipe était plus qu’écornée, alors qu’elle aurait dû briller de mille feux après leur dernier coup d’éclat. Duda maudissait donc ces chacals de journalistes, prêts à fouiller les poubelles, à remuer la mélasse et à sauter sur le moindre os rongé pour vendre leur calamiteux torchons. Or, c’est bien avec eux qu’il devait composer ce matin car l’entrainement était bel et bien ouvert à la presse et aux médias. Et ça lui mettait les nerfs à vit.
Ça l’énervait d’autant plus que les journalistes et commentateurs de tous bords attendaient depuis maintenant une heure, cachés sous leurs ridicules parapluies aux couleurs de leurs différents médias, que l’entrainement commence.
Or, ce qui faisait surtout rager le coach Duda, ce qui l’irritait, lui faisait grincer des dents, lui faisait bouillir la cervelle et qui le mettait dans un état de colère froide et funèbre, c’était que lui aussi attendait comme un gland que ces enfoirés de petits salauds se présentent enfin sur ce putain de terrain d’entrainement !
Or des halflings et des hommes-arbres il n’y avait la moindre trace.
Les merdeux avaient mis plusieurs jours à se remettre de leur semaine de débauche et de picole. Les hommes-arbres n’étaient pas mieux lotis, imbibés qu’ils étaient de liqueur d’écorce de bouleau. Le coach dut les transporter par charrettes au quartier général, où il fut obligé de les abreuver d’eau fraiche pendant trois jours entiers avant qu’ils daignent faire le moindre mouvement de branche. Certes, il passa les jours suivants à les invectiver et les maudire, en distribuant quelques taloches bien placées, et bon gré mal gré, les joueurs obtempérèrent et émergèrent peu à peu de leur état catatonique. Mais le coach sentit que quelque chose était brisé, que les gars étaient au bout du rouleau, déprimés, fatigués, désabusés et lessivés par une saison éreintante et pleine de rebondissements. Malgré tout, il fallait faire le boulot, c’est pour ça que la Ligue les payait, c’est ce qui attirait les sponsors et faisait entrer le pognon dans les caisses de l’équipe. Ils avaient tous signé et ils devaient se comporter en professionnels jusqu’au bout, quoi qu’il en coûte.
Alors il y avait entrainement ce matin. Pas le choix. Mais ces blaireaux irritants et acariâtres, ces bâtards de rejetons de trollesse vérolée, semblaient s’être volatilisés, au grand désarroi de Duda.
Il allait clore ce spectacle ridicule, il allait mettre fin à cette parodie tragi-comique et envoyer au diable la presse, les sponsors et les fans (qui n’étaient de toute façon pas venus), lorsqu’un bruit de machine à vapeur et de soupapes en action se fit entendre sur la route. Et effectivement, la Phantom émergea lentement de derrière le virage et pénétra au ralenti dans l’enceinte du complexe sportif.
- Putain c’est pas trop tôt. – jura le coach en s’approchant du véhicule, alors qu’une vague de murmures et de cris traversa les rangs des journalistes et reporters agglutinés derrière le cordon de protection.
Les deux hommes-arbres descendirent de l’arrière du carrosse, dans un concert de grincements de bois et se positionnèrent de part et d’autre de la portière du véhicule. Celle-ci s’ouvrit calmement et les flashs des appareils magiques des journalistes se mirent à crépiter dans l’air humide. Une noirceur profonde exsudait de l’intérieur du véhicule, alors que la pluie brouillait les regards et délavait les contours. Rien ne semblait bouger dans la cabine de la Phantom et quelques journalistes protestèrent en exprimant leur agacement. Plusieurs minutes passèrent et la situation devint véritablement embarrassante. Le silence se fit parmi les membres de la presse, ponctué de temps en temps par quelques éclats de rire nerveux. Plus qu’énervé, Duda crispait sa mâchoire, un afflux de sang dans la tête lui causant soudain une migraine virulente.
- Qu’est ce que c’est que ces conneries encore. – aboya-t-il entre ses dents en s’avançant vers le véhicule. – A quoi vous jouez, bande de cons ? – lança-t-il en direction de ses joueurs mais seul un silence de mort lui répondit.
Soudain, alors qu’il n’était qu’à quelques pas du marchepied du carrosse, plusieurs visages rubiconds et bouffis, qu’il connaissait si bien, émergèrent de la cabine. Tholot s’avança, se positionnant dans l’encadrement de la portière, ses camarades s’agglutinant derrière leur capitaine.
- Coach. – lança lapidairement le halfling, la mine grave et les traits marqués.
- Tholot. – rétorqua Duda, imitant le ton étrangement officiel de son joueur. – C’est quoi ce cirque, bordel ? Ça fait plus d’une heure que je vous attends…
- On s’entraine pas, ce matin. – intervint l’imposant semi-homme en coupant la parole à son entraineur.
- De quoi ? – s’étouffa celui-ci, la surprise se lisant sur son visage.
- C’est la grève, coach. – expliqua posément le capitaine.
- Oué, la grève ! – répliquèrent vivement plusieurs voix derrière Tholot. – On fait la grève ! Y’en a marre ! On en a gros ! – hurlèrent de concert les halflings.
- Non mais vous vous moquez de moi, les rase-mottes ? – ironisa l’entraineur. – C’est une blague, c’est ça ? Vous croyez vraiment qu’on a le temps…
- Ce n’est pas une blague, coach. – l’interrompit le semi-homme, toujours sur le même ton grave. – On sort pas de la Phantom.
- Oué, on bouge pas d’là ! – jappèrent plusieurs de ses congénères.
Duda regardait ses joueurs, estomaqué. Il n’arrivait pas vraiment à savoir si les halflings lui jouaient un nouveau sale tour, ou s’ils étaient réellement sérieux. Il essaya de déchiffrer la vérité sur leurs visages burinés, mais ne put rien déceler dans les regards ou les attitudes de ses protégés, et ça le perturbait. Il jeta brièvement un coup d’½il dans son dos, où la masse des journalistes attendait, impatiente et surprise, que les joueurs viennent répondre aux questions des médias. Les gratte-papiers s’agitaient de plus en plus, des cris et des invectives commençaient à fuser, et le crépitement des flashs semblait s’accélérer. L’entraineur tourna son regard vers les des deux hommes-arbres, qui attendaient stoïquement des deux côtés de la portière de la Phantom.
- Et vous, les gars ? – les questionna Duda, une note de sarcasme dans la voix. – Vous faites grève aussi ?
Naturellement, les deux gardiens sylvestres impassibles ne répondirent pas, se contenant de fixer de leurs yeux ancestraux l’horizon lointain.
- Coach. – intervint de nouveau Tholot. – Cherchez pas, ils nous suivent. Tenez. On a une déclaration à vous faire lire aux médias. On ne dira rien de plus. – conclut le capitaine en tendant à son entraineur une feuille de papier jaunâtre, sur laquelle un texte semblait avoir été rédigé à la hâte.
Interloqué, Duda saisit la fiche et tenta de déchiffrer l’écriture sur le document :
« Par ce communiqué, tous les joueurs du Real Boitar sans exception veulent affirmer leur opposition avec la décision prise par la Lutèce Cup de ne pas avoir exclu l’équipe des Lobotomy de la ligue. Nous regrettons les incidents qui se sont produits avant le match entre nos deux équipes, mais nous regrettons plus encore la décision de la ligue de maintenir le match, lequel a coûté la vie à l’un de nos camarades. A la demande du groupe, son capitaine avait engagé une tentative de dialogue visant un report de la rencontre, mais sa démarche est restée volontairement ignorée. De son côté, la Lutèce Cup n'a à aucun moment tenté de protéger le Real Boitar. Elle a pris une décision sans même consulter l'ensemble des joueurs, uniquement sur la base des faits rapportés par la presse.
En conséquence, et pour marquer leur opposition aux plus hautes instances du Blood Bowl lutécien, l'ensemble des joueurs a décidé de ne pas participer à la séance d'entraînement. Par respect pour le public venu assister à cette séance, nous avons décidé d'aller à la rencontre de ces supporters, qui par leur présence, nous apportent un soutien sans faille. Pour notre part, nous sommes conscients de nos responsabilités, celles de porter les couleurs de notre équipe, mais celles également que nous avons à l'égard de nos supporters, de leurs cadres, éducateurs, bénévoles et des innombrables enfants halflings qui gardent les joueurs du Real Boitar comme modèles. Pour ce qui nous concerne, nous n'oublions rien de nos devoirs. Nous ferons tout individuellement, bien sûr, mais aussi dans un esprit collectif, pour que le Real Boitar retrouve son honneur par une performance enfin positive. »
Le coach dut se frotter les yeux d’étonnement en lisant l’ahurissante déclaration que lui avait présentée Tholot. Il s’ébroua, véritablement surpris, ne sachant pas toujours pas s’il devait vraiment prendre la situation au sérieux. Le ridicule du texte était plus que frappant, ce qui signifiait qu’il avait été, bel et bien, rédigé par ces petits saltimbanques. A première vue, il ne pouvait logiquement s’agir que d’une blague, d’un mauvais tour plus que pathétique de la part des guignols qui lui servaient de joueurs. Mais d’un autre côté, la teneur du courrier et les propos tenus étaient tellement grotesques, tellement insipides, que – qui sait – ils étaient peut-être sérieux ces petits cons.
- Qui c’est qui vous a pendu ce torchon ridicule ? – demanda Duda avec aversion en levant les yeux de la feuille.
- C’est nous, coach. – répondit posément Tholot. – Et c’est pas un torchon. On est sérieux. Nous exigeons que vous le lisiez à la presse.
- Vous quoi ? – éructa l’entraineur en plissant les yeux, un sentiment de colère naissant au fond de sa gorge. – Vous exigez ?
- Oué, on a des droits nous ! – glapirent quelques halflings. – On s’est renseignés auprès du syndicat des joueurs d’abord ! On a l’droit de faire grève, d’abord ! Que même c’est inscrit dans la convention collective du joueur de Blood Bowl !
Les tripes de Duda se nouèrent soudain, et un courroux intense monta des profondeurs de son âme, lui tordant le visage dans un rictus mauvais. De rage, il arracha le petit sablier qu’il portait attaché autour du cou et jeta l’objet au loin, derrière une haie d’arbustes qui longeaient le stade.
- Vous osez vous moquer d’ma gueule, bande de chiures de bouc ?! – hurla-t-il de toutes ses forces à l’attention des semi-hommes, alors que les flashs des appareils des journalistes se mettaient à crépiter de plus belle dans son dos. – Pour qui vous vous prenez, bordel !
- Coach. Calmez-vous. – voulut intervenir Tholot, alors que ses camarades, surpris par l’explosion de colère de leur entraineur, reculaient au fond du véhicule. – En tant que joueurs, nous avons des droits…
- Des droits ?! – l’entraineur pesta de plus belle. – J’vais vous montrer où j’les fous vos droits, moi ! J’vais vous la faire bouffer, votre satanée déclaration d’mes couilles ! Et par l’autre bout, espèces de p’tits enfoirés !
- Mais coach, nous voulons juste exposer notre opinion. - tenta d’argumenter le capitaine halfling, visiblement sans réussite.
- J’me crève à vous sortir d’la merde où vous étiez ! J’vous remets sur le droit chemin, j’refais de vous des vrais joueurs, et c’est comme ça que vous me remerciez ?! – éructait Duda, la bave aux lèvres, le corps agité par des spasmes de fureur. – Je ne vais pas m’laisser tourner en bourrique par quelques mi-portions avinées ! Ca suffit maintenant ! – pesta-t-il, les yeux exorbités. – Sortez et au turbin ! Cent pompes chacun !
- Hors de question, coach. Désolé. On fait grève. – répondit sèchement Tholot, cependant ses camarades ne le soutinrent pas vraiment, leurs invectives se turent, et ils semblèrent se murer dans un silence maussade.
- Ah oué ?! Vous ne voulez pas sortir ?! – demanda Duda, un sourire carnassier se dessinant sur ses lèvres.
- Non. – confirma fermement Tholot.
- Non ? Vous êtes sûrs ?! – renchérit l’entraineur.
- Non. Sûrs. – certifia le vétéran halfling.
- C’est ce qu’on va voir ! – tempêta Duda en plongeant la main dans les plis de sa veste élimée. Poussant un cri de fureur, il en sortit une vieille branche tordue, décorée de multiples babioles et colifichets bariolés, qu’il leva bien haut, en direction du ciel.
- Le daaaaaarrrrrrd de Kuuuuuurnouuuuuus ! – les deux hommes-arbres sortirent de leur torpeur et portèrent leurs regards à la relique elfique que l’entraineur serrait dans sa main.
- Cendrechêne, Grisfrêne. – Duda s’adressa à ces derniers d’une voix lugubre et enrouée, luttant pour retrouver son sang-froid, tout en lorgnant en direction des halflings qui, agglutinés au fond du véhicule, scrutaient ébahis, la réaction de leur entraineur. – Vous voulez bien expliquer gentiment à vos petits camarades ce que je viens de leur demander ? Je n’aime pas me répéter.
Les yeux des deux hommes-arbres ancestraux se mirent alors à luire d’une lueur malveillante, alors qu’un rictus carnassier naissait sur les contours de leurs gueules béantes. Ils se tournèrent lentement vers les grévistes, dont les visages décomposés sont devenus soudainement blêmes.
Les journalistes agglutinés ce matin-là au bord du terrain d’entrainement témoignèrent plus tard qu’ils n’avaient encore jamais vu d’équipe de Blood Bowl suivre un entrainement d’une manière aussi consciencieuse, appliquée et sérieuse que celle dont firent preuve ce jour les halflings du Real Boitar…
***
Le lendemain, alors qu’un agréable feu de cheminée réchauffait l’atmosphère douillette de la salle commune de l’auberge du Crampon Doré, les semi-hommes affalés sur des coussins moelleux disposés autour de l’âtre pensaient leurs plaies et bosses suite à la verte correction qu’ils ont reçu de la part de leur entraineur et des deux hommes-arbres.
- T’ain, on a pris cher les gars ! – Sherlock s’apitoya tristement sur le sort de l’équipe.
- Ferme-là, Sherlock ! – grimaça Tholot en se massant la mâchoire. – On est bien avancés, ‘vec tes idées à la con !
- Ba quoi ! – protesta vivement l’intéressé. – C’était une bonne idée !
- T’a qu’à t’la fout’ dan’l’cul, ton idée ! – le héla Calben d’une voix enrouée.
- Jamais on aurait dû faire c’te connerie. – constata avec tristesse Eggon.
- Effectivement, jamais vous n’auriez dû l’faire. – tonna soudain la voix grave de leur entraineur qui venait de surgir dans l’encadrement de la porte menant aux étages. Les halflings tournèrent alors leurs regards crispés et embarrassés vers le coach, inquiets de subir une nouvelle série de remontrances de la part de celui-ci.
Cependant, Duda n’en fit rien. Il s’avança vers les semi-hommes en hochant la tête, le regard dépité et la mine désabusée, et s’installa au milieu d’eux sur un coussin inoccupé, en poussant un soupir chagriné. Il plongea la main dans une besace fatiguée et en sortit une liasse de paperasse qu’il jeta négligemment au sol.
- Vous m’fatiguez, les mi-portions. – déclara-t-il en scrutant pensivement les flammes dans la cheminée. – Vous m’fatiguez vraiment. Tenez. Lisez. J’espère que vous êtes contents de vous.
Les halflings scrutèrent le petit tas de journaux étalé devant eux. Visiblement, tels des vautours affamés, les différents médias papier se sont avidement accaparés de la petite tentative de putsch avorté du Real Boitar. La grève faisait manifestement les choux gras des quotidiens, qui se délectaient des turpitudes récentes des halflings. Les photos des joueurs et de l’entraineur figuraient en une de quasiment tous les journaux sportifs et les titres racoleurs enchainaient les calembours et les jeux-de-mots douteux sur les évènements de la veille, sur lesquels les diverses rédactions n’avaient, à l’évidence, que des informations très parcellaires voire totalement erronées :
« Du rififi chez les Petits » - annonçait l’Epique Magazine, alors que le Harold Tribune proclamait en grand :
« Le Real Boitar : un royal merdier ». Le Lutèce Vox titrait, quant à lui, un laconique
« Clash » écrit en lettres de sang au-dessus de la photo de l’entraineur et du capitaine de l’équipe se regardant en chiens de faïence.
- On est désolés, coach. – répondit de manière gênée Tholot, après avoir parcouru rapidement les diverses unes de la presse. – On vous l’a déjà dit…
- On est pas fiers de nous. – Eggon soutint son capitaine, la mine attristée.
- Oué oué, je sais. – répliqua Duda d’un ton las. – Il n’empêche que vous êtes une sacrée bande de branquignoles. J’me demande parfois ce que j’vais faire de vous.
- Ba, là, tout de suite, c’qu’on aimerait, c’est se reposer. – affirma Sherlock d’une voix crispée. – Rien à fiche de ces torche-culs. Et vous nous avez sacrément amochés, hier, si j’peux me permettre.
- Non, tu peux pas. – Levant un sourcil, Duda jeta un regard interloqué à son joueur.
- Putain, boucle-là, Sherlock. - Tholot réprimanda son camarade entre les dents.
- Bref. – reprit le coach du Real Boitar. – On oublie l’incident. D’accord ?
Personne ne souffla mot. Sous le regard sévère et sérieux de leur entraineur, les halflings baissèrent les têtes, visiblement mal à l’aise, et quelques raclements de gorge ou toussotements très gênés se firent entendre. Finalement, après quelques instants de mutisme embarrassant, Tholot reprit parole :
- D’accord coach. On oublie. Vous nous sermonnez comme des gosses, mais on l’a mérité. Pas vrai, les gars ? – lança-t-il en direction de ses camarades.
- Oué, vrai. – répondirent quelques-uns d’entre eux, de manière confuse.
- Bon, c’est quoi la suite alors ? – osa questionner le capitaine halfling.
- C’est simple, les mecs. – affirma Duda d’une voix posée. – La suite, c’est des orques.
- D’la pô’vert’ ? – intervint Calben avec dégoût. – D’la fient’ d’troll ?
- Ouaip. Et pas n’importe lesquels. – confirma le coach en se grattant nerveusement la joue. – Les gros bras de Buckler. Des vrais salopards de première…
- Et ça veut dire ? – questionna Eggon, la voix crispée.
- Ça veut dire que vous allez prendre très cher, les mi-portions. – déclara l’entraineur, un rictus sur les lèvres. – Et donc…
- Et donc, nous faut un plan. – conclut pensivement Tholot à la place de son entraineur.
Or, ce fameux plan, expugné après mûres réflexions, débats envenimés et discussions passionnées, des cerveaux abîmés et torturés du coach et des joueurs du Real Boitar, reposait sur trois principes de base, trois pierres angulaires, trois piédestaux d’airain visiblement infaillibles aux yeux des intéressés. Le premier consistait à reprendre attache auprès de cette vieille bique dévote de Robert le Naturaliste, afin que celui-ci recontacte l’agent de la star homme-arbre – Racine Dutronc. L’idée sous-jacente consistait à surprendre les futurs adversaires – dont le jeu était surtout orienté sur l’affrontement physique – et de leur opposer une défense très solide articulée autour des deux hommes-arbres du Real Boitar, épaulés de manière plus qu’imposante par le joueur vedette. Le coach Duda suivait en cela – et ce en quoi il était soutenu par la plupart de ses joueurs – l’un des fameux préceptes figurant dans le Petit Guide Illustré du Parfait Entraineur de Blood Bowl, selon lequel « Deux gros bras, c’est bien. Trois c’est mieux ». Il espérait en effet que l’impact physique que pourraient apporter les trois gardiens sylvestres, ferait suffisamment de ravages dans les rangs orques pour permettre aux halflings de se faufiler entre des lignes clairsemées d’adversaires. Et si, par un heureux hasard, les crampons de l’un de ses joueurs ripaient malencontreusement contre le tibia, les cotes ou le crâne d’un peau-verte, ce serait un mal, mais un mal nécessaire, que la conscience du coach saurait accepter.
La seconde partie du plan machiavélique élaboré par l’entraineur du Real Boitar était bien moins louable sur le plan moral, que la première. Elle consistait, tout bonnement, et comme c’était de coutume depuis le début de l’année, à faire appel au fameux chef cuisiner Roël Jobuchon, afin que ce dernier mette ses extraordinaires compétences culinaires au service de l’équipe. Sachant les orques fervents amateurs de la viande de Squigg et de champignons des cavernes, Duda fit livrer au restaurant étoilé du maître-traiteur, une dizaine de caisses de barbaque faisandée, provenant d’une escarmouche qui s’était déroulé il y a quelques mois de cela dans les Principautés Frontalières, entre une bande de gobelins fanatiques montés sur ces immenses bêtes et les troupes locales d’un baron quelconque. Certes, l’étiquetage des caissons annonçait des contrôles de qualité et de provenance suffisants, mais d’une part, ils commençaient à dater, et d’autre part personne n’était véritablement en mesure d’affirmer avec certitude que la viande livrée était composée uniquement de steaks de Squigg. Il faut l’avouer que l’escarmouche fut un véritable massacre pour les deux camps… La livraison était, par ailleurs, complétée par une centaine de bocaux de champignons hallucinogènes, utilisés par les chamanes des Terres Arides dans le cadre de leurs rites de vision initiatique, mais hautement toxiques pour tout consommateur non initié. Il fallait au moins cela pour les estomacs réputés solides des orques, et Duda espérait que la décoction préparée par Roël soit suffisamment forte et agisse de manière merveilleuse sur le comportement des adversaires durant le match.
La troisième partie du plan enfin était en tous points la plus diabolique, dans la mesure où elle devait conduire à éliminer, de la plus vilaine des façons, le troll de l’équipe des Past Guys 40 – le redoutable Abrixtuck – bourreau macabre pour de nombreux joueurs du championnat depuis le début de la saison qui ont eu le malheur de croiser ses poings de pierre. Pour cela, et en échange d’une coquette somme en monnaie sonnante et brillante, Duda et ses protégés firent appel à quelques supporters fanatiques de l’équipe, lesquels, grâce à bon nombre d’enveloppes judicieusement transmises, surent se faire plusieurs amis parmi les pontes du service de sécurité du stade. Ces petits chenapans furent missionnés pour acheminer en douce, dans l’enceinte sportive où devait se dérouler la rencontre, un imposant bloc de roche devant être projeté, au moment propice, sur le gros bras de l’équipe orque.
Duda et les halflings avaient cependant oublié un détail important dans leur plan si savamment pensé : les peaux-vertes, ça adore la viande faisandée. Pourrie même. A la limite, ça ne se nourrit que de ça…
Ils avaient en outre fait l’impasse sur un autre détail, une scorie futile, un petit détail de rien du tout, une broutille insignifiante : pour des raisons de marketing, le match fut délocalisé au stade de la Waagh Taverne. Chez les orques, en somme…
C’est ainsi que par une pluvieuse soirée de printemps, le Real Boitar affronta les redoutables et patibulaires orques du non moins redoutable et patibulaire coach Buckler. Une marée de spectateurs en liesse garnissait les gradins du rustique stade de la Waagh Tavern, et le vacarme des chants gutturaux et barbares des supporters orques, qui retentissaient puissamment dans l’enceinte, couvrait complétement les cris de ferveur des rares fans halflings qui avaient osé se déplacer dans le quartier malfamé de la capitale où se situait la rencontre. Alors que les deux équipes s’échauffaient sur la pelouse, Duda se fourbissait son plan sournois en se frottant les mains, un sourire narquois sur les lèvres, persuadé que les quelques sales coups qu’il avait élaborés allaient ouvrir le chemin d’une victoire aisée pour son équipe. Il ne savait pas encore, à cet instant précis, combien il se trompait…
Pourtant, le début du match semblait lui donner raison. Alors que le Real Boitar débutait les hostilités et contrôlait le ballon au fond du terrain, bien à l’abri dans les bras velus de Calben Drupoil, les Past Guys 40 semblaient avoir toutes les peines du monde à répondre à l’impact physique imposé par les trois hommes-arbres de leurs adversaires. Heureusement pour eux, la solidité légendaire des peaux-vertes leur permettait de résister quelque peu, et de maintenir un semblant de cohésion dans les lignes, sous l’avalanche de coups furieux distribués par les imposants gardiens sylvestres. Quant à Abrixtuck, son début du match paraissait coller à merveille avec le préfixe de son patronyme, dans la mesure où le soi-disant redoutable troll, restait caché au milieu de ses troupes, et n’osait aventurer son gros nez en première ligne, certainement par peur d’un mauvais coup de la part de Racine Dutronc. Ce faisant, il convint de constater que les orques passaient le plus clair de leur temps, les fesses en l’air, et la tête enfuie dans la pelouse bouseuse. Peut-être également que la mixture qu’ils avaient ingurgités avant la rencontre – offerte généreusement par la Ligue et préparée de main de maître par le fameux chef cuisinier Roël Jobuchon – leur pesait sur les estomacs, pourtant solides. Quoi qu’il en soit, les orques offraient une résistance plus que douteuse. De ce fait, les halflings opiniâtres purent opérer une percée certaine dans le camp adverse. Le coach Duda jubilait intérieurement car, malgré leurs derniers excès, malgré leur comportement récent irresponsable, et malgré cette satanée tentative de grève ridicule, ses protégés tenaient la dragée haute face à des adversaires beaucoup plus physiques et plus expérimentés qu’eux. Une nouvelle fois, la pugnacité et la vaillance des semi-hommes paraissait déjouer tous les pronostics, à la surprise générale d’un stade pourtant acquis à la cause orque.
Et c’est ainsi que, à quelques minutes de la fin de la première mi-temps, propulsé par plusieurs de ses camarades, Calben Drupoil s’élança vers la ligne de touchdown des Past Guys 40, alors qu’il venait de traverser toute la pelouse, la balle bien callée sous son coude. Un seul orque se plaça sur son chemin, un malheureux blitzer esseulé qui tenta de défendre tant bien que mal l’inarrêtable attaque du Real Boitar. Un seul blitzer, que Calben esquiva avec une aisance et une grâce quasi-félines, et tenta de pénétrer enfin dans l’Eden de tout joueur de Blood-Bowl, à savoir la zone d’en-but adverse. Mais voilà, il suffisait de faire quelques pas de plus… Naturellement, alors qu’il s’élançait de toute la force de ses jambes pataudes, Calben trébucha – chose incroyable – sur un monticule de terre, malencontreusement placé là par un effronté et insolent mammifère fouisseur, à savoir une saleté de parasite de taupe ! Calben s’étala donc de travers dans l’herbe faisant choir le cuir…
Sous les vivats du peuple vert, qui se mirent alors à scander des « René ! René ! » sans aucune logique apparente, la contre-attaque orque fut d’une fulgurance impressionnante. Prend’ça, le blitzer des Past Guys 40, saisit pleinement l’opportunité que lui offrait le sort malencontreux des halflings (à moins que ce ne soit la maladresse de Calben ou plus probablement le diabolique complot orco-taupesque). Il s’empara du ballon qu’il projeta au loin vers un de ses comparses esseulés. L’ovale dessina une courbe magnifique et atterrit de manière parfaite dans les bras musclés d’un autre blitzer orque. La passe était splendide, digne des lanceurs elfes les plus doués du championnat et l’entraineur halfling demeura coi, les yeux exorbités et la bave aux lèvres. Il restait pétrifié, incapable de bouger, totalement ébaubi par la tournure des événements. En quelques secondes malheureuses, la réussite changea de camp. L’attaque implacable des halflings s’arrêta net à quelques pas de la ligne de touchdown orque et le ballon se retrouva, quasiment instantanément, de l’autre côté de la pelouse, porté par un blitzer peau-verte complément esseulé. Ce dernier se pressa à toutes enjambées et, puisque le sort semblait avoir changé de camp, réussit à pénétrer dans l’en-but halfling juste avant le coup de sifflet de l’arbitre ! Le stade explosa de bonheur enragé, alors que les orques venaient d’ouvrir le score, et ce après avoir subi la pression du Real Boitar durant toute la première mi-temps. C’était un véritable hold-up, qui faisait jubiler le coach Buckler, lequel souriait à pleines dents et sautillait de joie dans sa zone technique, sous le regard acariâtre et désabusé de Duda.
Mais les malheurs du Real Boitar n’avaient pas encore atteint leur apogée ce soir. Loin s’en faut.
Après ce coup du sort, l’entraineur halfling décida d’employer leur arme secrète, que les séides du Real Boitar avaient sournoisement fait entrer dans l’enceinte sportive. Alors que les deux équipes revenaient sur la pelouse, Duda agita ses bras en direction des gradins halflings, faisant signe à la petite bande de voyous d’agir immédiatement. Tout à coup, il stoppa son geste et blêmit, le sang quittant instantanément son visage. Son regard se pétrifia et des gouttes de sueur apparurent sur son front. Voilà que les fanatiques supporters orques chargeaient en nombre le secteur des visiteurs, visiblement dans l’idée d’en découdre ! Le service de sécurité fut brusquement débordé et les coups commencèrent à pleuvoir entre les deux factions rivales. A ce jeu-là, naturellement, la force physique orque régla rapidement le conflit, les supporters du Real Boitar fuyant à toutes enjambées sous l’avalanche des coups brutaux des peaux-vertes. En quelques instants, ce fut sauve-qui-peut dans les rangs des fans halflings, une véritable débandade. Et les partisans orques hurlèrent de joie en s’emparant des gradins adverses. Quelle ne fut pas alors leur surprise en découvrant, sous une bâche solidement ficelée, un immense morceau de roc tout prêt à l’emploi. Ni une ni deux, leurs cerveaux primitifs entrèrent en action…
L’arbitre de la rencontre faillit avaler son sifflet en donnant le coup d’envoi, alors qu’un imposant rocher traversait le ciel nocturne pour s’abattre en plein sur le tronc noueux de Cendrechêne Boisnoir, l’homme-arbre du Real Boitar ! Le coup fut implacable, la visée juste et la trajectoire parfaite ! Le vénérable ancêtre s’affala de tout son long dans l’herbe grasse et cessa de bouger, seules quelques branches éparses s’agitant sous l’effet de spasmes nerveux. Un silence de cathédrale se fit dans le stade, alors que tous, joueurs, supporters, journalistes et staffs des deux équipes, écarquillaient les yeux de stupéfaction. L’invraisemblable se produisit, alors qu’un bloc de roche grise écrasait de tout son poids le malheureux homme-arbre.
- Pute vérolée ! – jura tout haut le coach de l’équipe halfling, alors que le stade explosait tout à coup de joie effrénée.
Les orques jubilaient et les railleries moqueuses pleuvaient en direction de semi-hommes abasourdis. Ces derniers s’amassèrent autour de leur compagnon à terre, tandis que l’équipe médicale s’affairait déjà à la man½uvre, essayant tant bien que mal à dégager le roc qui pesait lourdement sur le tronc de l’homme-arbre.
- Doooooiiiiiit, faaaaaaire malllll. – constata stoïquement Racine Durtonc en avisant son congénère blessé.
- T’l’as dit, merde. – confirma avec dépit Eggon.
- Par les mille enfers ! – jura une nouvelle fois Duda en se penchant au-dessus de Cendrechêne alors que le rocher venait enfin à être dégagé et que tous purent découvrir l’ampleur des dégâts subis par le gros bras du Real Boitar. Celui-ci souffrait de multiples fractures de l’écorce, le tronc enfoncé à de nombreux endroits d’où s’écoulait une sève jaunâtre.
- Va pas reprend’ l’ma’ch. – constata avec un désabusement blasé Calben.
Le vénérable ancêtre fut harnaché, par des filins solides en chanvre, à deux mulets patauds, qui le tirèrent en dehors de la pelouse. Le verdict médical ne se fit pas attendre. Cendrechêne ne pourrait reprendre la rencontre, ses blessures étant trop importantes et le joueur n’ayant de toute façon pas recouvert ses esprits. La situation s’avérait donc plus que dramatique pour le Real Boitar. Sur un nouveau coup du sort, ils venaient d’être privés instantanément d’un tiers de leur force de frappe !
Naturellement, dans ces conditions, la résistance que l’équipe halfing pouvait opposer à leurs solides adversaires orques n’en trouvait fort amoindrie. Et le terrain vérifia en effet les craintes de leur entraineur. Le Real Boitar tenta le tout pour le tout, mais après cet énième revers de fortune, les c½urs n’y étaient plus. Les halflings erraient esseulés sur la pelouse, esquivant tant bien que mal les violentes charges des Past Guys 40, et les deux hommes-arbres restants ne purent offrir qu’une opposition limitée à la déferlante de violence adverse, exaltée de manière extraordinaire par le coup du sort bienheureux (du point de vue des orques naturellement).
Duda comprit en quelques minutes que la situation était irrémédiablement et définitivement compromise. Il réorganisa son équipe de sorte à éviter une déconvenue encore plus catastrophique, sous forme d’un anéantissement complet des effectifs du Real Boitar, et demanda à ses joueurs d’éviter, le plus possible le contact physique. La voie de l’en-but halfling était donc toute ouverte pour les Past Guys 40, et ces derniers ne se firent pas prier pour augmenter le score du match, après avoir tout naturellement contrôlé le ballon jusqu’au dernier moment.
Il ne restait au Real Boitar qu’une chose à faire, à savoir tenter de sauver l’honneur de l’équipe au moyen d’un lancer de halfling dont l’équipe avait le secret. Cependant, même cela leur fut refusé par la roublardise et l’expérience (ainsi qu’une certaine dose de sadisme diabolique) du machiavélique coach Buckler. En effet, celui-ci profita de la confusion qui régnait dans les derniers instants du match pour réorganiser sa défense juste avant le coup de sifflet de l’arbitre signalant la reprise de la partie. Les deux-hommes arbres positionnés en vue d’un lancer furent immédiatement encerclés par plusieurs orques patibulaires. Il fut impossible pour les quelques halflings restants de repousser l’ensemble des adversaires et la responsabilité de la tentative échut à la star Racine Dutronc. Ce dernier, toujours aux prises avec un trois-quarts orque opiniâtre, ne put tout naturellement se saisir correctement de Hal Pleinepanse, qui était alors le porteur de ballon, et le lancer de coéquipier rata lamentablement, au grand dam du coach Duda et des quelques fans halfling restants dans les gradins sous la protection du service de sécurité.
Ce n’était donc pas le soir du Real Boitar, dont les joueurs quittaient la pelouse les têtes basses et les mines dépitées et les esprits assombris par les multiples revers de fortune qui ruinèrent une soirée pourtant débutée d’une manière si prometteuse.
***
Dans la salle de presse, bondée de journalistes avides et pressants, il régnait une ambiance suffocante et lourde. Les mines graves, les traits tirés, les regards anxieux et les yeux injectés de sang par la fatigue et le stress, Eggon, Tholot et Duda se soumettaient avec désemparement et fatalisme aux questions virulentes des médias voraces, qui pleuvaient sans discontinuer sur les malheureux halflings et leur entraineur. Les flashs des boites à images crépitaient de manière acharnée, alors que le coach, bras croisés et coudes appuyés sur la table, tentait de justifier la piètre prestation de ses joueurs.
- Non, il ne s’agit pas de cela. – expliquait-il posément, la voix éreintée. – Les évènements de la veille n’ont eu aucun effet sur l’état de forme de mes joueurs. Ils étaient parfaitement préparés pour cette rencontre…
- Tout de même, coach. – intervint un jeune journaliste, un petit perdreau à la peau glabre et à la chevelure gominée, vêtu d’un costume impeccablement taillé. – Vous ne pouvez nier qu’en refusant de s’entrainer, votre équipe n’a pas mis toutes les chances de son côté…
- Mon équipe n’a pas refusé de s’entrainer ! Qu’est-ce qui vous a mis des conneries pareilles dans la caboche ?! – Duda haussa le ton en frappant du poing sur la table. – Encore une réflexion de la sorte, et je vous fais sortir de la pièce ! Est-ce bien compris.
- Certes. – le journaliste ne s’en laissa pas compter. – Et votre homme-arbre ? Pouvez-vous nous donner des nouvelles ?
- Il va bien. – répondit laconiquement l’entraineur, n’arrivant à s’apaiser que partiellement.
- Euh. – Eggon prit la parole en venant au secours de son coach. – Ce que l’coach veut préciser c’est que Cendrechêne a parfaitement récupéré de ses blessures. Il a eu du mal à s’en remettre, et le staff médical a préféré le sortir. Mais le protocole commotion n’a pas révélé de séquelles importantes. Tout au plus quelques bosses ou plaies superficielles. Il va s’en remettre pour le prochain match, soyez rassuré.
- Passons à autre chose, voulez-vous ? – la question venait d’une journaliste à la mine sévère, coiffée d’un chignon austère et vêtue d’un tailleur gris qui soulignait à merveille sa taille de guêpe. – Nous souhaiterons avoir des précisions du capitaine de l’équipe sur cette action ratée en fin de première mi-temps. L’erreur catastrophique de Calben Drupoil vous coûte le match, me semble-t-il.
Les regards se tournèrent vers Tholot qui, affalé sur sa chaise, le visage enfui dans ses mains, se redressa soudain et jeta aux journalistes un regard plein de reproches et d’animosité. Il s’exprima alors d’une voix exaltée, visiblement emporté par les émotions.
- Le problème c’est pas Calben ! Le problème c’est pas notre niveau de jeu. Le problème c’est la taupe. Parce qu’il faut le dire. Comment cette chose à pu sortir. La question qu’il faut se poser c’est cette taupe traitresse qu’il faut éliminer. Le problème du Real Boitar c’est pas les joueurs, c’est la taupe !
Les journalistes demeurèrent ébahis, totalement sidérés par les propos somme toute incohérents du capitaine de l’équipe.
- Mais, mais de quelle taupe vous parlez ? – demanda la journaliste, quelque peu perturbée par la tirade de Tholot.
- Mais la taupe ! –le halfling déchaina ses émotions. – C’est pas une petite souris, c’est pas quelqu’un qui s’est transformé ! C’est bien une taupe ! C’est sorti de la terre et c’est quelqu’un qui veut du mal à l’équipe du Real Boitar ! Je suis persuadé qu’il y’en avait une de taupe. Parce que c’est pas possible !
- Pardon, nous ne comprenons pas très bien. – intervint de nouveau le jeunot en costume, également interloqué par les propos perturbants de Tholot.
- Mais la taupe bordel ! – hurla ce dernier. – Vous avez pas vu la taupe, vous les journaleux !
- Calme toi, Tholot. – Eggon tenta d’apaiser la situation en tapotant le bras de son ami et compère. – Ca sert à rien de s’emporter.
- On s’en fout, Eggon. – protesta le capitaine. – Z’ont qu’à comprendre que c’est pas la faute des joueurs, ce match. Vont pas tout nous foutre sur le dos, ces saletés de gratte-papiers !
- Euh, pardonnez-moi, mais dans ces circonstances, pouvez-vous affirmer que votre groupe est sain ? – la journaliste acariâtre ne s’en laissa visiblement pas compter, et demeura imperturbable face à la verve véhémente de Tholot.
- De quoi vous parlez, bon sang ?! – le halfling continuait son acerbe diatribe. – Depuis le début, bien sûr que notre groupe est sain ! Mais quand tu te rends compte qu’il y en a une de saloperie, et je sais pas qui c’est parce que j’suis pas magicien, tu peux plus dire ça ! Si ce soir je dois parler du groupe, je dis qu’il n’est pas sain, parce qu’il y a une taupe qui fout la merde ! Mais après, bien sûr que nous sommes unis, bien sûr que depuis le début du championnat je n’aurais imaginé qu’on serait dans cette situation-là ! Avec des affaires comme ça, comme votre prétendue grève, et cette défaite contre les Past Guys 40. Mais je maintiens ce que je dis ! Maintenant je ne peux plus me permettre de dire ça !
- Pardon, pardon. – le journaliste gominé reprit la parole d’une voix gênée et embarrassée. – Nous ne comprenons pas où vous voulez en venir. Vos propos sont légèrement… incohérents…
- Ca suffit ! – intervint l’entraineur avec vigueur. – La conférence est close ! Nous n’avons plus rien à ajouter !
Sur ce, il se leva vivement et, accompagné de ses deux acolytes, il quitta la salle de presse sans un regard en arrière pour la foule de journalistes, alors qu’un brouhaha infernal mêlant crépitements des flashs aux questions emportées des reporters insatisfaits emplissait les lieux. Nul doute que la conférence du soir allait faire la une des journaux de demain et déchainerait les passions pendant des longues semaines à venir, mais pour le moment, Duda et son équipe donnaient visiblement l’impression de s’en moquer allégrement.
Il ne leur restait qu’une poignée de matchs à tenir, afin d’exécuter le plan infernal qui naissait doucement mais sûrement dans l’esprit retors et perfide de leur entraineur.