Les Guerriers aussi ont droit au repos
L’odeur fraiche de l’humus dissipant des senteurs moites de rosée matinale se répandait dans l’air froid de l’épaisse forêt que les trois voyageurs fatigués traversaient avec lassitude. C’était un de ces matins frisquets de fin d’été, qui laissent toutefois présager une journée encore chaude et ensoleillée et rappellent l’arrivée prochaine des vents et pluies d’automne ; un matin calme et paisible, rempli de cris d’oiseaux et de sons de bruyère, un matin plein de zénitude, invitant à la contemplation, à l’oubli et à l’introspection de soi, un matin de quiétude et de de bonheur solitaire…
- Quand est-ce qu’on arrive ! – la voix criarde de son compagnon de voyage sortit Duda de ses pensées. – J’ai faim ! J’veux mon troisième petit déj’ !
- Oh, mais boucle là Eggon ! – riposta le coach agacé. – ‘Dirait un môme, merde ! Y’en a marre de vos palabres les minus. « J’suis fatigué, j’ai faim, j’ai mal au cul ! ». Non mais vous vous entendez des fois ?! De toute façon, y’a plus rien à béqueter. Vous avez dévoré ce qui restait ce matin, bande de goinfres.
- Mais coach. – intervint le troisième comparse, un halfling ventru et ridé à la peau tannée, mais néanmoins de taille imposante pour un individu de son espèce. – On a plus l’habitude de ce type de voyage. Ça fait plus d’une semaine que vous nous trimballez de nouveau dans la nature, sans qu’on sache où on va, et ça sans la moindre auberge, sans qu’on s’arrête dans le moindre troquet ou rade de paumés.
- Ha bon ?! – répondit l’humain sur un ton sarcastique. – Parce que t’as vu des auberges sur notre route peut-être ? Ne fais pas celui qui ne sait pas où on est. Tu sais qu’on s’approche de la grande forêt, cette grande forêt oué… et que de tavernes ou de bistrots, t’en auras pas dans le coin. En tout cas, sauf celle où on va…
- Quoi ?! – s’exclama Eggon, un halfling joufflu aux favoris imposants. – On va enfin poser nos culs dans un rade ?! Putain, c’est vrai ça ? Genre, y’aurait une auberge à quelques jets de pierre de la Loren ?
- Oui, c’est ça mon con. – Duda fit une légère moue et répondit de manière énigmatique. – Une sorte d’auberge oué. Une auberge un peu spéciale…
Et en effet, après quelques minutes à capahuter à dos de leurs infatigables montures, à travers des chemins forestiers tortueux, les trois voyageurs débouchèrent sur un petit vallon bucolique au milieu duquel coulait paisiblement un cours d’eau aux eaux limpides, parsemé ça et là de bosquets de frênes et de bouleaux. Au loin, à l’horizon, se dessinait la ligne menaçante des arbres magistraux et lugubres de la grande forêt elfique.
Au milieu d’un des bosquets, nichée au creux d’un méandre de la rivière, se dressait fièrement une bâtisse champêtre et soigneusement entretenue, entourée par un muret solide au portique volumineux, flanqué d’un panneau en cuivre lustré, sur lequel était affiché en lettres dorées et stylisées ce qui semblait être le nom de la demeure – « La Caverne d’Isha – le Repos du Guerrier ». Avisant l’écriteau, les deux halflings se regardèrent interdits, haussèrent les épaules de concert et suivirent leur coach qui avait déjà franchi le portail d’entrée. Ils s’engagèrent alors, en direction de la demeure, sur un chemin gravillonné et ombragé, bordé de majestueux tilleurs derrière lesquels s’étendait une pelouse parfaitement taillée.
Ils arrivèrent ainsi devant ce qui s’avéra être un véritable corps de ferme, avec son imposant bâtiment central de deux étages, en pierre meulière, auquel étaient accolées deux tours à l’architecture alambiquée et au toit recouvert de tuiles en ardoise fraichement décapées. A gauche de la bâtisse se dressaient d’énormes écuries, visiblement occupées, à en croire l’activité bruyante autour de celles-ci, où plusieurs palefreniers s’activaient à panser et à abreuver de superbes étalons arabiques, à la robe lustrée d’un noir d’ébène de plus bel effet. L’autre côté du bâtiment était occupé par une série de dépendances du même acabit que ce dernier, dotées de larges fenêtres obstruées de l’intérieur par d’épais rideaux de velours. Sur les linteaux des portes étaient accrochés plusieurs panneaux en métal poli qui précisaient la destination des lieux : « Sauna – Hammam », « Poolhouse » ou bien encore « Salon de Jeux – Détente ».
Sur le devant de l’établissement était disposée une terrasse d’agrément en bois exotique, entourée de massifs de buis en pots, aménagée en un agréable salon d’extérieur. Des convives, de races et d’ethnies diverses mais mâles pour l’essentiel, vêtus de manière élégante mais quelque peu extravagante, se prélassaient sur les canapés et fauteuils rembourrés qui y étaient installés, en sirotant des cocktails multicolores et en riant aux éclats. Toutefois, aux yeux des deux vétérans du Real Boitar, les individus en question paraissaient bien trop proches les uns des autres, trop amicaux, trop… affectueux, dans la mesure où ils semblaient se masser les nuques mutuellement, se caresser tendrement les dos ou encore passaient délicatement la main sur la joue de leurs camarades, le tout dans une ambiance sensiblement bon enfant, mais bien trop criarde pour les deux halflings.
Après avoir laissé leurs montures à un palefrenier enjoué, mais somme toute assez légèrement vêtu (ce qui permit à Tholot et à Eggon de constater sa superbe musculature), les trois voyageurs se dirigèrent vers l’entrée principale de l’établissement, une large porte en chêne massif dotée d’un heurtoir doré à forme oblongue et finissant par deux sphères. Lorsque Duda toqua à la porte, celle-ci s’ouvrit sur une montagne imposante de muscles appartenant à un humain au faciès taillé à la hache, mais au sourire charmeur, doté d’une large moustache brune. Celui-ci, vêtu à la mode guerrière et portant une impressionnante cape blanche sur les épaules, était visiblement le gardien de céans. Il accueillit les nouveaux arrivés :
- Mais quelle surprise coach ! C’est vous ! – lança-t-il d’une voix de ténor complètement non en phase avec sa corpulence. Il sourit joyeusement en direction de Duda, au grand étonnement des semi-hommes. – Vous êtes revenus. Je savais que notre établissement allait vous manquer.
- C’est bon, c’est bon, Blanchard. – répondit ce dernier. Fais-nous entrer.
Ils pénétrèrent ainsi dans une vaste pièce au sol dallé, et aux murs couverts d’épaisse moquette d’un rouge impérial. Un énorme lustre en cristal, éclairé au moyen de lampions dorés, pendait majestueusement du plafond. Un escalier stylisé en fer forgé et aux marches en marbre partait du côté gauche de l’entrée pour monter vers les étages supérieurs. Le mur du fond était occupé par un immense miroir en verre tiléen, fixé dans un cadre doré sculpté d’arabesques. Le décor était complété par une large méridienne et une table basse ouvragée, sur laquelle reposait un bouquet de fleurs exotiques, inséré dans un élégant vase en porcelaine.
Plusieurs portes et alcôves obstruées par des rideaux de velours partaient de l’entrée. Le gardien agita une petite clochette posée sur la table basse tout en souriant aux trois compères, et quelques instants plus tard surgit de l’une des alcôves un halfling potelé, à la chevelure rousse et vertu d’une toge d’une blancheur immaculée. Il était flanqué de deux humains obèses aux torses velus, accoutrés de masques de catch et d’habits de lutteur criards, qui leur enserraient profondément l’entrejambe. Ils se tenaient par leurs mains replètes en se cajolant les avant-bras et en susurrant des niaiseries improbables pour des individus de leur taille. Derrière eux, défilèrent plusieurs elfes au visage androgyne, aux cheveux extravagants, revêtus de tenues affriolantes de cuir clouté, tutus, plumes chamarrées, collants en résille et vestes bariolées sur lesquelles figurait un blason aux lettres « SL ». Ils jacassaient en sautillant allégrement et riaient aux éclats en se lançant des commentaires mielleux, des ½illades et des bises coquettes.
- Mes chéries ! C’était un vrai régal cette petite chenille en votre compagnie, mais je dois malheureusement vous abandonner. – jappa le halfling rouquin sur un ton aigu. Ses compagnons affichèrent une mine boudeuse en soupirant de manière infantile.
- Elle nous abandonne ? – intervint un des catcheurs d’une voix étrangement stridente pour un tel colosse. - Mais quelle garce celle-là alors. Bon, les copines, si nous allions au salon de thé nous empiffrer de sucreries pour noyer notre chagrin ? – les elfes braillèrent de joie à cette idée.
- Merveilleux mes chéries ! Et n’oubliez pas, nous nous retrouvons ce soir pour la soirée « Gants et Mystères » ! – répliqua le halfling en agitant ses petits bras boudinés.
- Oh oui ! – glapit un de ses compagnons, un grand elfe élancé, vêtu d’un collant rose déchiré par endroits, et d’une veste en cuir très saillante, bardée de clous en argent. – Je n’attends que ça ma belle ! Il parait que ces salopes du Couvent des Culs de None doivent venir nous donner la fessée ! J’ai la rondelle qui frétille rien que d’y penser ! – dit-il en direction du semi-homme sous les vivats concupiscents de ses congénères, lesquels se mirent à scander – Expi ! Expi ! Expi !
Sur ce, la troupe hétéroclite disparut par l’une des portes du hall d’entrée, suivie du regard par l’halfling roux. Ce dernier se tourna alors lentement vers les trois voyageurs en s’exclamant sur le même ton aigu :
- Bienvenue à La Caverne d’Isha ! Nous sommes heureux d’accueillir de si braves guerriers., Massage, Sauna, Hammam, Pédicure, Epilation, Pénétration – tous nos services vous sont offerts ! Que puis-je pour vou… Aaaaaaah - sa voix se mua tout à coup en un cri strident et il écarquilla les yeux, visiblement choqué.
- Qu’est ce que que cet endroit. – intervint Tholot, en se grattant le front, totalement abasourdi par la scène à laquelle il venait d’assister. Quant à Eggon, il demeurait bouche bée, les mains sur les joues, et tournait les yeux dans tous les sens, ayant visiblement énormément du mal à analyser la situation. Il réussit néanmoins à articuler : - On est où là, merde…
Le halfling en toge tourna les talons et courut se refugier derrière un rideau en velours, suspendu à l’entrée de l’une des alcôves, d’où, par intermittence, il reluquait avec stupéfaction les trois nouveaux venus.
- Arrête de faire le con, Waldi. – intervint Duda avec agacement. – Je t’avais prévenu que j’allais revenir. Blanchard, va me le chercher par la peau du cul… - finit-il en s’adressant au garde moustachu qui regardait la scène, impassible.
- Duda, c’est bon, j’arrive. – répondit le halfling en sortant de son précaire abri. – Salut les mecs. – lança-t-il, sur un ton ouvertement gêné, en direction des deux autres semi-hommes, lesquels demeuraient interdits.
- Waldi ? – réussit à balbutier Tholot. – Waldi Belleplume. Putain, mais c’est quoi tout ça ?
- J’crois qu’il faut qu’on s’explique. – conclut le coach avec sarcasme.
***
Quelques verres de cognac bretonnien et un bon cigare permirent aux deux halflings de se remettre de leurs émotions. Ils se reposaient paisiblement dans un salon privé de l’établissement, une bibliothèque richement décorée dotée de canapés capitonnés en cuir et de vastes étagères remplies de livres anciens, mais traitant cependant pour la plupart des plaisirs de la chair. Ils purent ainsi apprendre un peu plus sur l’étrange établissement au sein duquel il se trouvaient, Waldi se faisant un plaisir immense à conter à ses amis ses aventures.
Ils découvrirent ainsi que ce dernier ouvrit la Caverne d’Isha, en compagnie de Séraphin et d’Aldo, dès la fin de leur carrière de joueurs de Blood Bowl. Il s’agissait tout d’abord d’une petite auberge sans prétention, où venaient se reposer les voyageurs fatigués et les guerriers en mal de combat. Ils purent ainsi retaper une vieille bicoque abandonnée, située idéalement dans un vallon bucolique aux abords d’une route menant à la grande forêt de Loren, et ce avec l’accord de leurs mystérieux voisins elfes, qu’ils durent grassement rémunérer. Grâce à leur sens de l’entreprise, à leur accueil chaleureux et à leurs talents culinaires, ils en firent un établissement de premier choix.
Néanmoins, leur popularité et leur réputation d’anciennes gloires de la Lutèce les suivirent comme des ombres et, au fil des ans, ils se mirent à recevoir de plus en plus de joueurs de Blood Bowl, d’anciennes gloires ou des vétérans à la retraite, venus se prélasser ou se ressourcer dans un endroit qui fut, peu à peu, spécialement adapté à leurs demandes et à leurs exigences. Le coach Duda les aida énormément à cette époque-là, ventant les mérites de leur auberge et en faisant la publicité auprès de ses collègues de métier – qui ne rechignaient pas à venir y passer quelques jours entre deux saisons éreintantes. Duda lui-même était un convive régulier, bien que rare, de l’auberge.
C’est ainsi que naquit La Caverne d’Isha – le Repos du Guerrier Fatigué. Un établissement de choix, aux pratiques quelque peu « frivoles » et dont raffolaient certaines anciennes équipes de la Lutèce Cup à la retraite.
- Putain, on savait que t’étais une belle salope Waldi. – intervint Eggon sur le ton de la plaisanterie. – Mais pas une comme ça. J’savais pas que t’aimais te faire enfiler d’la perle par le fion.
- Oh, tu sais mon grand. Tout ça, c’est du business. C’est du théâtre, je n’y participe que de manière passive… la plupart du temps. Faut fidéliser le client, vois-tu. Alors, faut savoir parfois mettre la main à la pâte, hein. Et puis bon, sucer un centaure-taureau, est-ce vraiment de la zoophilie ? – répondit son ami rouquin, sous les regards stupéfiés des deux halflings.
- Et les autres alors ? – le questionna Tholot avec circonspection. – Séraphin et Aldo ? Ils sont avec toi ?
- Naturellement ! – répliqua Waldi avec enthousiasme. – Ils s’occupent du personnel actuellement. On a une soirée à préparer, alors ils sont au four et au moulin. Aldo doit être aux cuisines, certainement à surveiller les pâtisseries, ce goinfre. Séraphin gère l’espace sauna et massages. Ha mais tiens, on pourrait y aller tout à heure ! Mamadou, notre masseur professionnel pourrait s’occuper de vous. Qu’est-ce que vous en dites ?
- On passe notre tour. – se dépêchèrent de répondre les deux halflings presqu’en même temps. – Ca ira.
- Bon, maintenant que nous sommes-là… - reprit Tholot devenu un peu plus sérieux. – Coach, et si vous nous disiez de ce qu’il retourne, cette fois-ci ?
- C’est simple. – répondit leur entraineur sur un ton neutre. – Nous sommes venus chercher ces trois-là.
- Coach… - lui coupa la parole un Waldi visiblement navré. – Je vous ai déjà dit que ça ne nous…
- Ces trois-là. – continua l’humain, imperturbable. – Et les deux hommes-arbres.
- Quoi ?! – hurlèrent Tholot et Eggon estomaqués, en sautant de leurs fauteuils. – Les hommes-arbres ?!
***
- Donc, vous ne renoncez pas à votre plan ? – reprit le halfling roux après quelques instants de silence qui suivirent l’annonce tonitruante de Duda.
- Non Waldi. Il nous faut ces deux vieilles branches, tu le sais bien. On ne peut pas jouer sans eux. – lui répondit sereinement le coach.
- Quand même, vous jouez un jeu dangereux là. Les mecs en face, c’est pas des rigolos ! – répondit le halfling sur un ton professoral.
- Quoi ? Quels mecs ? Qui n’est pas rigolo ? – les questionna Eggon, pris au dépourvu. – Vous ne nous avez pas parlé de plan, coach. C’est quoi encore ces histoires ?
La porte s’ouvrit alors et apparurent sur le seuil deux halflings potelés, à la mine joviale et vêtus de toges en soie fine semblables à celle que portait Waldi. Ils accueillirent très chaleureusement les trois voyageurs, et les accolades franches et viriles mirent un peu plus à l’aise Eggon et Tholot, qui furent quelque peu rassurés sur les pratiques de leurs deux camarades. Ceci étant fait, la discussion reprit sur le ton de la confidentialité.
- Il faut que je vous expose l’idée. – reprit le coach de manière sibylline. – Cendrechêne et Grisfrêne seront des nôtres, mais y’a un léger problème. Actuellement, ils sont rentrés chez eux, en Loren. Ils sont détenus, si on peu dire ça, par une bande d’elfes à la mords moi l’n½ud…
- Par les Ecureuils Vicieux, plus précisément. – le corrigea Waldi, la mine grave. – Une belle bande de salopards. Ils font la loi dans le coin. Des malfrats de la pire espèce. Spécialisés en protection, extorsion, kidnapping et viols à la demande… voire sans demande.
- De quoi ? – s’étouffa un Tholot étonné. – Qu’est ce que nos hommes-arbres foutent avec la mafia elfe ?
- C’est tout con. – reprit le coach. – A la fin de la saison, les deux vieilles branches sont rentrées à la maison. Ils sont naturellement passés dans le coin, parce que Waldi montait son affaire à l’époque. Mais comme c’est des feignasses de première, ils se sont enracinés dès leur entrée dans la grande forêt. Il s’avère que c’était la zone de jeu de ces putains d’Ecureuils Vicieux…
- Et donc ? – riposta Tholot, toujours circonspect.
- Et donc, faut casquer. Deux cent mille pièces d’or. – répondit Waldi en faisant la moue.
- Quoi ? – hurlèrent de concert Tholot et Eggon, offusqués. – Deux-cent mille pièces d’or ?!
- Vous les avez, coach ? Comme convenu ? - demanda Aldo, légèrement anxieux. – Parce qu’ils se pointent demain matin.
- Naturellement. – répliqua l’humain, imperturbable. – Naturellement que je les ai…
***
Les trois voyageurs passèrent une nuit paisible, confortablement endormis dans des lits à baldaquins aux matelas douillets, aux draps de soie. Ils refusèrent de participer à la petite soirée « Gants et Mystères » organisée le soir, au grand dam de Waldi et de plusieurs convives, qui reconnurent les anciennes gloires halflings de la Lutèce. Epuisés, ils s’endormirent rapidement et ni les bruits de musique entrainants, ni les rires joviaux, les éclats de voix frivoles ou les autres hennissements bestiaux des participants à la sauterie ne purent les réveiller.
Le lendemain matin, Duda et les anciennes gloires du Real Boitar petit-déjeunaient sur la terrasse de l’établissement, en s’empiffrant de saucisses grillées, d’½ufs brouillés à la ciboulette, de mogettes en sauce et de grosses tranches de pain au seigle, en arrosant le tout de grandes rasades de café corsé. Waldi, visiblement fatigué, les yeux cernés et les traits tirés, mais néanmoins jovial en cette heure matinale, prit la parole en soupirant bruyamment :
- Ah, qu’est ce que ça fait du bien ! Dites ce que vous voulez les gars, mais un vrai petit-déj’ bien d’chez nous, y’a que ça de vrai ! Au diable les sucreries et autres mignardises de tafioles, d’la viande, des ½ufs et du pain, ça c’est de la vraie bouffe de halfing !
- Et c’est toi qui dit ça ? – lui répondit Eggon avec réserve, alors que ses amis le regardaient circonspects.
- Coucou les filles ! – hurla tout à coup une voix vibrante, provenant du jardin. Les halflings purent ainsi apercevoir qu’arrivait dans leur direction un nordique barbu, au crâne dégarni et à la panse bedonnante. Il était vêtu très légèrement et ne portait qu’un clip en cuir noir, très échancré, ainsi que des bretelles faites dans la même matière, recouvertes de piques argentées. Il était chaussé de sandalettes à lacets hauts. Dépassaient de son dos des ailes d’ange faits en ouate. Il tenait dans sa main droite un arc factice, auquel était accrochée une flèche dont la pointe prenait la forme d’un c½ur. Pourtant, son costume insolite n’était pas la chose la plus étrange dans la mesure où dans sa main droite, il serrait fièrement une corde au bout de laquelle était attaché un véritable âne vêtu d’une magnifique robe de princesse d’un bleu étincelant, et coiffé d’une perruque blonde. Eggon et Tholot écarquillèrent les yeux à l’arrivé de l’individu et de son animal de compagnie.
- Waldi, ma chérie ! – piailla le nouvel arrivé. – Quelle soirée hier, mais quelle soirée ! Je viens à peine de me réveiller. J’ai fini la nuit dans la tonnelle du jardin en compagnie de ma belle. – finit-il tout sourire en caressant le museau de la bête.
- Lars, mon grand. – répliqua l’halfling avec amusement. – T’as encore fait des folies ! Mais où trouves-tu cette énergie ? Permets-moi que je te présente. Les gars, vous avez devant vous Lars Malfason, une star, que dis-je, une véritable légende de la Lutèce. Lars, mon beau, mes congénères que tu vois ici sont mes anciens collègues du Real Boitar.
- Ah ! – s’exclama exagérément le nordique. – Le Real Boitar ! J’avais adoré suivre votre parcours sur Cabalvision, les gars. Sacrée équipe. Vous m’avez bien émoustillé à l’époque. Bon, faut que je file, y’a les copines qui m’attendent au hammam. On va s’faire masser par Mamadou, ça nous fera du bien après la soirée d’hier. Allez, viens Elsa. – finit-il en direction de son âne. - Ravi de vous avoir rencontré.
- Nous aussi. – répondirent à l’unisson un Tholot et Eggon stupéfaits. Puis, lorsque Lars quitta leur champ de vision, Tholot reprit sur un ton plus bas en direction de ses amis : - C’était vraiment lui ? Lars Maflasson, la légende des Comments d’Odin ? Qu’est ce qu’il fout là ?
- Ban, il se repose, comme les autres. – répliqua Aldo avec stoïcisme. – L’est fatigué notre Lars. Alors, il coule des jours, et des soirs, heureux au Repos du Guerrier. Il l’a mérité. Que veux-tu qu’il fasse ?
- Bon, les nabots. – intervint tout à coup Duda en reposant sa serviette de table. – Ca suffit. J’crois qu’il est temps d’y aller. Les Ecureuils doivent probablement être arrivés. Séraphin, va prévenir Blanchard. Il nous accompagne.
***
Le rendez-vous était fixé à l’entrée d’une grotte située au pied d’un affleurement rocheux, qu’ils atteignirent après une dizaine de minutes de chevauchée à travers la plaine. Lorsque Duda et les cinq halflings mirent pied à terre, plusieurs elfes sortirent de la grotte, la démarche nerveuse et les visages crispés.
- Z’y’va l’lascard’, t’as vu l’heure, cousin ? – aboya l’un d’eux, un grand elfe au nez aquilin et au regard perçant, le crâne étrangement rasé pour un représentant du peuple sylvestre.
Son accoutrement était également très surprenant, car l’individu s’était fagoté de braies très amples de couleur rouge et d’un veston en cuir noir. Il portait également autour du crâne un bout de tissu carmin aux motifs alambiqués, noué sur le devant. Il était chaussé de bottes en daim à lacets et à semelle épaisse, qui lui montaient à mi cheville. Sa panoplie était complété par une série de bagues et une impressionnante chaîne en or qui pendait à son cou, à laquelle était attaché un pendentif en forme de cadran solaire. Enfin, ultime détail, son rictus faisait apparaitre une dentition en or, sertie, ça et là, de pierres précieuses de diverses formes et couleurs. Les deux elfes qui le flanquaient étaient vêtus de manière somme toute semblable. Plusieurs autres de leurs comparses étaient visibles à l’entrée de la grotte.
- Tu t’crois chez ta reum ?! – reprit l’elfe chauve avec aplomb.
- Ca va, calme toi Karis. – répondit le coach Duda sur un ton calme. – On a quelques minutes de retard.
- Vas t’faire enculer, bolos. – jappa un des elfes qui accompagnaient le dénommé Karis. - Ranafout’ de tes excuses. Faut pas gazer avec nous, bâtard.
- Boucle-la, gamin. – riposta le coach en direction de ce dernier. – Je parle avec ton boss, pas avec ses clébards.
- Quoi ?! – s’offusqua alors le jeune elfe. – Vas niquer ta mère sale yeuv’. J’vas t’marav’ fils de pute ! – il fit mine de s’avancer vers l’humain en prenant une posture de combat, mais un ordre de son chef l’arrêta :
- Ca suffit ! On est venus causer business. – Le combattant téméraire cracha par terre près de Duda en le fixant férocement du regard :
- T’as d’la chance, bâtard. J’t’aurais explosé ta face de rat.
- Passons. – répliqua Duda. – Tu les a ramenés ?
- Qu’est ce que tu crois, ‘culé ? – répondit le chef des Ecureuils. Il siffla en direction de ses camarades puis sourit méchamment au coach et aux halflings.
- C’est quoi ces mecs, merde ? – chuchota Eggon en jetant des regards nerveux. – Qu’est ce qu’on fout là.
- Ca, mon petit. – répliqua Duda posément. – Ce sont les Ecureuils Vicieux. C’est avec eux que nous sommes venus parler affaire, n’est ce pas, Karis ?
- Ferme ta chebou’ et aboule la thune, fonbou’. – répondit ce dernier avec fermeté.
- Doucement, mon ami, doucement. Le fric est dans les sacoches. – répliqua le coach en montrant les montures derrière lui, près desquelles se tenait un Blanchard, étrangement masqué. – J’veux d’abord voir la marchandise.
Quelques instants après, de puissants bruits de pas se firent entendre dans la caverne, puis Cendrechêne et Grisfrêne firent leur lente apparition. Les deux hommes-arbres n’avaient, pour ainsi dire, pas du tout changé depuis ces longues années, et ressemblaient parfaitement à ce qu’ils étaient il y a de ça huit ans, à savoir deux immenses arbres mouvants.
- Cendre ! Gris ! – hurlèrent les halflings avec joie, en sautillant sur place et en tapant des mains. Ils firent signe aux deux hommes-arbres qui relevèrent la tête dans un bruit de grincement de bois.
- Thooooooloooooo…. Waaaaaaallllldiiiiii. – articulèrent-ils en direction des semi-hommes.
- Vos bouches, baltringues ! – hurla de nouveau Karis. – Pas touche à la came. File le pognon.
- Calmez-vous. – reprit Duda sur un ton neutre. – Karis, tu va pas me la faire à moi. Tu connais la procédure.
Il fit un geste de la main en direction de Blanchard, lequel ouvrit doucement une des sacoches attachées à la selle de la monture de Duda. Les pièces d’or scintillèrent dans la lumière matinale.
- Deux cent mille pièces d’or, comme convenu. – continua le coach alors que l’elfe chauve ouvrait grand les yeux avec avidité. – Y’a quarante mille par sac. Tu sais compter Karis, tu vois donc que le compte y est. Maintenant, file-moi la branche.
Le chef des Ecureuils reporta son regard sombre vers l’humain et sourit dans un rictus dévoilant pleinement sa dentition baroque. Il tendit la main vers l’autre comparse qui le flanquait, et qui n’avait pour l’instant pas bougé d’un pouce. Ce dernier déposa dans la paume de son boss un bout de bois biscornu, sur lequel étaient attachés divers colifichets de fabrication visiblement elfique. Karis remit alors la branche à Duda, qui s’en saisit avec vigueur.
- Tiens, sont à toi ces bouffons ! – répondit l’elfe, sur un ton véhément. – Maintenant, la thune !
Blanchard déposait les sacs remplis de pièces d’or au sol, puis fit signe aux halflings de le suivre. L’ensemble de la petite bande se rapprocha des hommes-arbres. Alors, l’entraineur prit la parole en s’adressant à ces derniers :
- Salut les vieilles branches ! Heureux de vous revoir. Regardez-moi ça. – il leva bien haut le bout de bois qu’il tenait dans sa main. Les deux hommes-arbres baissèrent les yeux, se regardèrent, puis Cendrechêne, à moins que ce ne soit Grisfrêne, répondit :
- Le daaaaaaaard de Kuuuuuurnouuuuuussss.
- Précisément. Vous m’appartenez donc, dorénavant. Pigé ? – répliqua le coach avec malice. Les deux hommes-arbres hochèrent lentement leurs têtes.
- Enculés ! – hurla soudain une voix acérée. – C’est quoi cette merde !
Les halflings et leur coach se retournèrent vers Karis et sa bande qui étaient en train de répandre le contenu des sacoches au sol, visiblement furieux. A première vue, celles-ci étaient remplies de cailloux et de bouts de métal divers, les pièces d’or ne composant qu’une fine couche recouvrant ce qui semblait être un subterfuge.
- Tu voulais nous la faire à l’envers, fils de pute ! – aboya le fameux Karis. – Putain, on va vous défoncer, bâtards !
Sur ce, la bande des Ecureuils vicieux saisit épées, poignards et gourdins et s’avança dangereusement ver les deux humains et les halflings, pris totalement au dépourvu.
- Duda ! – jura Tholot. – Vous êtes malade ? On va se faire défoncer !
C’est alors que le coach, étrangement calme, sourit méchamment aux semi-hommes puis se tourna vers les hommes-arbres en disant :
- Cendrechêne, Grisfrêne. Vous m’appartenez. Alors occupez vous de cette bande de merdes ! – puis il pointa le Dard de Kurnous sur les Ecureuils Vicieux qui s’approchaient.
***
Quelques minutes plus tard, c’en était fini. Les elfes gisaient tordus dans des poses grotesques, démembrés, éventrés, éparpillés. Karis réussit toutefois à s’échapper en se saisissant des rênes d’une monture. Il décampa en direction de la Loren en lançant des invectives et des menaces de vengeance en direction de Duda et de ses amis.
- Qu’est ce que j’vais faire maintenant ! – se lamentait un Waldi, inconsolable dans les bras de Séraphin et d’Aldo. – Vous faites vraiment chier Duda. Ils vont revenir et ils vont brûler mon établissement ! Vous ne les connaissez pas ces elfes.
- Putains d’Ecureuils – reprit Aldo. – Sûr que ça va pas être la joie quand ils arriveront. On va se faire dégommer.
Le coach sourit alors une nouvelle fois et répondit avec entrain.
- Pour la Caverne d’Isha. Ne vous inquiétez pas. – répondit le coach. - J’pense que vu ce qu’il y a là-bas comme gars, ces bouffons vont réfléchir à deux fois avant de tout casser. Et puis, Karis vous en veut à vous et à moi, pas à l’auberge. Celle-ci restera intacte je pense, surtout vu ce que ça rapporte aux anciens des elfes. Et je connais un coach nain de la Lutèce qui serait intéressé pour reprendre votre établissement.
- D’accord. – intervint Aldo apeuré. – Mais nous. Ils vont nous buter, nous torturer, nous violer, puis nous ré-tuer.
- Vous n’avez donc plus le choix les gars. – riposta Duda avec malice. - Faut que vous veniez avec vous.
- Putain, vous faites vraiment chier. – conclut un Waldi résigné.