Autrefois le Rat de ville
Invita le Rat des champs,
D'une façon fort civile,
A des reliefs d'ortolans.
Sur un tapis de Turquie
Le couvert se trouva mis :
Je laisse à penser la vie
Que firent ces deux amis...
L’étrange Monsieur Hamelin
Dans une coquette maison à colombages, aux murs recouverts de lierre et dotée de jolis balcons fleuris, située rue Pelisse, dans le paisible quartier du Bord-du-Fleuve, non loin de la place de la Chouette (du nom de la jolie statue qui ornait l’endroit), vivait un curieux petit individu dénommé Monsieur Hamelin. C’était un citoyen fort singulier qui aimait le calme et la tranquillité. D’apparence quelconque et de nature placide, Monsieur Hamelin n’aimait rien plus au monde que la quiétude et la paix chez-soi. Il était peu connu de ses voisins et des riverains du quartier, ne pointant que rarement le nez dehors, sinon pour faire les emplettes de nécessité et s’enquérir des nouvelles lorsque le crieur public faisait son apparition. Rosie, la boulangère halfline qui le voyait régulièrement, lorsqu’il venait chercher sa baguette et son croissant le matin, se disait toujours « Quel étrange petit homme tout de même ». Elle ajoutait avec emphase : « Si chétif, si renfermé, il doit être bien malheureux, le pauvre ». Raoul, le boucher de l’échoppe d’en-face de la boulangerie, avait, quant à lui, une toute autre opinion sur son client régulier : « Pas un bonjour, pas un aurevoir, même pas un allez-vous faire fout’ ! Engeance d’bourgeois qui nous prend d’haut, nous aut’ p’tits gens ! ». Et il ajoutait sur un ton patibulaire : « C’est un sale con, c’est tout ! ».
Naturellement, on apercevait Monsieur Hamelin régulièrement le matin, emmitouflé dans ses amples frusques lorsqu’il se rendait à son travail, et le soir, lorsqu’il revenait à la hâte, son crâne dégarni fumant sous l’effet du froid et ses lunettes embrumées posées de travers sur son ample nez pointu. C’est qu’il n’était pas très avenant, notre cher Monsieur Hamelin. Petit par la taille, légèrement empâté et joufflu, il était tout en rondeurs. Il jouissait d’un charisme quelque peu déficient (pour le moins que l’on puisse dire), et ce n’étaient certainement pas ses yeux globuleux, ses dents avancés sous de fines lèvres, son nez proéminent ou les quelques poils qui lui restaient sur le caillou qui allaient améliorer les choses. C’est la raison pour laquelle, la quarantaine depuis longtemps entamée, Monsieur Hamelin vivait seul, entouré de ses chats, et ce depuis la mort de sa maman, voilà déjà plus de vingt ans de cela. Il vivait seul certes, mais il appréciait cela. Rien ne lui était plus agréable que de s’asseoir au coin du feu, dans son fauteuil favori, en dégustant une tisane aromatique et en caressant ses matous. C’est qu’il n’était pas passionnant non plus, Monsieur Hamelin. Il travaillait comme adjoint trésorier-comptable auprès des services postaux de la ville et était peu apprécié, même par ses collègues de bureau, lesquels le trouvaient insipide et inintéressant à souhait. Cela tombait bien, car Monsieur Hamelin ne les appréciait pas non plus, ces lourdauds et grossiers personnages, et préférait fuir leur compagnie le plus tôt possible, s’éclipsant immédiatement que la cloche signalant la fin de journée sonnait, pour se réfugier à toutes enjambées dans son paisible foyer. Remarquez, il n’aimait pas les autres gens non plus – ni ceux de son voisinage, ni ceux du quartier des affaires, et ceux du quartier marchand pas spécialement non plus. Il trouvait les humains cupides et hypocrites, les elfes trop hautains et inaccessibles, les nains trop rustres et les halflings trop hédonistes à son goût. Il ne fréquentait donc personne et ne se rendait ni dans les troquets, nombreux dans l’agréable quartier bourgeois du Bord-du-Fleuve (goûtant fort-peu les alcools de toute manière), ni dans les restaurants ou auberges, préférant dîner seul au milieu de ses animaux de compagnie, ni même dans les maisons de passes du quartier de la Rose – pourtant situé à quelques minutes de marche de chez lui – car, comme il le disait à quelques rares personnes à qui il daignait s’adresser – « le plaisir de la chair est un vice qui corrompt l’âme et conduit à la déchéance ».
Bref, petit, moche, peu amène et insipide à souhait, Monsieur Hamelin n’avait rien qui pourrait intéresser le lecteur. Pourquoi alors s’attarder sur lui ?
Ah, mais parce que Monsieur Hamelin avait un secret, un secret bien gardé, un secret inavouable et inavoué, une passion quelque peu étrange, qui lui prenait tout son temps libre. A vrai dire, c’était une phobie, plutôt qu’une passion. Une phobie atroce, cruelle, effroyable. Monsieur Hamelin détestait les rongeurs ! Tous les rongeurs, les hamsters, les cochons d’inde, les souris, les mulots, les rats, surtout les rats. Tous ! Il les abhorrait tous ces petits êtres abjectes, rampants, couinants, répugnants à souhait. Il les entendait pourtant, le soir, courir sous les toits ou le long des canalisations, il les voyait – ces sales bestioles – sortir des égouts en quête de nourriture, grouiller le long des trottoirs ou autour des poubelles. Était-ce parce que sa maison se situait près du fleuve, ou parce que le quartier abritait un grand nombre d’échoppes, de tavernes et d’auberges, les rongeurs pullulaient dans le voisinage. Et ça le rendait furieux, notre cher Monsieur Hamelin, ça l’irritait au plus haut point, ça le travaillait nuit et jour. Ces bêtes putrides et malicieuses, ah s’il pouvait débarrasser le monde de cette engeance, il serait l’homme le plus heureux du monde !
Alors oui, Monsieur Hamelin avait un secret, un secret malsain et odieux. Il avait en effet aménagé, dans les caves de sa jolie maison, un petit laboratoire dans lequel il s’adonnait à ses plus viles pulsions, dans lequel il exprimait pleinement son vice et sa cruauté. La pièce, aménagée avec grand soin et un goût certain pour l’ordre, était équipée d’un immense bureau de travail, sur lequel reposait un grand nombre de récipients, d’alambics et d’ustensiles de chimie en tous genres, avec lesquels Monsieur Hamelin préparait, avec passion, d’affreuses mixtures les unes plus létales que les autres. Le long des murs étaient disposés de solides cageots en fer, dans lesquels une multitude de rongeurs couinait et tournait en rond paniquée, en attendant le sort funeste que lui réservait ce cher Monsieur Hamelin.
Et tous les soirs, une fois le dîner fini et la vaisselle faite, Monsieur Hamelin descendait, tout sourire, chandelier à la main, en compagnie de ses chats, dans son laboratoire secret pour assouvir son abjecte besogne. Il avait en effet concocté toute une série de potions et de mélanges destinés à faire souffrir de manière la plus cruelle possible les petits êtres qu’il enfermait dans les cages de son laboratoire. Il faut bien l’avouer, Monsieur Hamelin était passé maître dans son art lugubre, trouvant toujours de nouvelles manières de donner la mort aux petits rongeurs innocents. Vaccins, adjuvants pour la nourriture, lotions, liquides divers et variés, il s’adonnait à ses ½uvres créatives avec une passion jamais comblée. Son inventivité n’avait pas de limites, et il recherchait toujours l’élixir ultime, celui qui donnerait la mort à ces créatures de la manière la plus violente. Paralysie, blocage des voies respiratoires, rupture du système nerveux, boursouflures cutanées, leucémie, thrombose, plaies putrides ou exsanguination, voilà les quelques symptômes à la vue desquelles ce cher Monsieur Hamelin se délectait. Et plus la mort du rongeur était affreuse, plus il jubilait, plus il exultait en gloussant vicieusement au milieu de ses félins, faisant parfois s’interroger les passants sur ces bruits étranges provenant des sous-sols de la maison.
C’est qu’il ne faisait pas les choses à moitié, ce petit chimiste autodidacte et malicieux. Il avait en effet su profiter des avantages que son poste à responsabilités lui offrait pour monter une combine somme toute originale et, disons-le, audacieuse pour un homme plutôt craintif. Il avait ainsi réalisé des faux en écriture sur les comptes du service municipal des postes afin de commander à des spécialistes en la matière, pour son intérêt personnel et sur le dos des contribuables naturellement, un nombre incroyable de composants chimiques de réactifs et d’ingrédients plus ou moins magiques, aux fins d’assouvir sa passion morbide. Il avait notamment réussi à se faire procurer un ingrédient tout particulier, un ingrédient extraordinaire et légendaire – la malepierre ! A grands coups d’efforts de recherches, de combines, de persuasion et de magouilles, il était entré en contact avec une bande de mercenaires nains, spécialisés dans la fouille du site maudit de la ténébreuse cité de Mordheim. Contre une somme fort coquette, tirée évidemment des caisses de la ville au moyen de détournements frauduleux enregistrés dans la comptabilité, Monsieur Hamelin a pu ainsi obtenir de ces mercenaires sans scrupules l’acheminement régulier de toutes petites quantités de poudre de malpierre. Il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen de se faire livrer l’ensemble des ingrédients qu’il commandait.
Or, il s’avère que, par un pur hasard, il avait découvert – lors d’un banal audit des comptes de la ville – que les services des parcs et jardins communaux se faisaient livrer, depuis plusieurs années, des caisses entières d’herbe à pipe aromatique en provenance directe du Mootland. Outre le fait que le produit était en lui-même fort suspicieux et que son usage était prohibé, pour les agents municipaux, sur leurs lieux de travail, les commandes étaient évidemment enregistrées, dans la comptabilité, comme livraisons de plantes de décoration pour les parcs et jardins municipaux. De manière opportuniste, Monsieur Hamelin profita de l’occasion – notamment en menaçant de dénonciation les jardiniers responsables de ce petit larcin – pour passer un accord tacite avec ces derniers : il fermait les yeux sur leur combine et déguisait leurs commandes dans la comptabilité qu’il gérait, et en contrepartie les lurons récupéraient les commandes qu’il passait et les lui acheminaient, et ce sans broncher, sans poser la moindre question et naturellement, sans ouvrir les paquets reçus.
Le pacte fonctionnait à merveille depuis quelques années. Les deux parties étaient ravies de leur collaboration, Monsieur Hamelin recevant régulièrement ses commandes soigneusement emballées et estampillées « plantes du service municipal des parcs et jardins », et les agents municipaux jouissaient d’un approvisionnement non-négligeable d’herbe à pipe qui rendait leurs journées moins éreintantes et moins laborieuses (Monsieur Hamelin sachant se montrer généreux avec ses intermédiaires – surtout lorsque ce n’était pas son argent qui était investi).
Cependant, Monsieur Hamelin – qui pensait avoir tout parfaitement planifié et tout contrôler de main de maître – n’avait pas fait attention à un petit détail, une scorie, un grain de sable dans la mécanique de son système si magistralement orchestré. Il s’avère en effet que, parmi les chefs d’équipe des services des parcs et jardins à l’origine du larcin, se trouvait un certain halfling dénommé Hardy Bonvin. Il s’agissait d’un individu fort sympathique, jovial et expansif qui aimait raconter, à qui voulait l’entendre, qu’il avait un cousin germain dont il était très fier, car ce dernier jouait dans une certaine équipe de Blood Bowl…
***
Un soir, alors qu’il dormait du sommeil du juste, après une rude journée de travail terminée – fort heureusement se disait-il – par une agréable soirée passée dans sa cave à s’occuper avec malice de ses petits pensionnaires, Monsieur Hamelin fut réveillé par un bruit étrange venant du rez-de-chaussée de sa maison. Il avait cru entendre un léger bruit de verre qui se brise et sursauta sur son lit, pris instantanément d’angoisse. Ayant tiré les rideaux pour la nuit, il chercha ses lunettes à tâtons, dans l’obscurité ambiante et n’osa pas allumer la chandelle posée sur sa table de chevet. Lorsqu’il entendit un de ses chats miauler de manière aigue, il comprit que quelque chose de mauvais se tramer. Prenant son courage à deux mains – chose fort surprenante pour ce petit bonhomme d’habitude couard – il enfourna ses pantoufles molletonnées et descendit fébrilement l’escalier menant vers son hall d’entrée. Il était au milieu des marches lorsqu’un bruit de porte qui claque lui remonta l’estomac et faillit lui exploser le c½ur. Il vit instantanément une petite silhouette encapuchonnée sortir de sa cave, renverser le vase qui se trouvait sur le seuil et fuir par la porte d’entrée de la maison en dégageant sans ménagement du pied un vieux matou passant dans les parages qui feula et tenta de donner un coup de griffe au malotru. La scène ne dura que quelques secondes, quelques malheureux instants qui parurent une éternité pour le pauvre Monsieur Hamelin, demeuré pétrifié, le c½ur au bord des lèvres et les larmes lui noyant les yeux. Il comprit instantanément ce qui se passait. Oh dieux, il venait d’être cambriolé !
Il n’osa bouger que lorsque les bruits cessèrent totalement et put ainsi constater les dégâts. La porte de sa maison avait été forcée, un carreau d’une fenêtre ayant été par ailleurs brisé, et le vase reposant près de l’entée était fichu. Tout à coup, Monsieur Hamelin pensa au bruit de porte qu’il avait entendu auparavant. C’était le bruit de la porte donnant accès à sa cave ! Pris d’une frayeur atroce, il s’élança vers celle-ci en agrippant un chandelier qu’il alluma en tout hâte. Couinant d’angoisse, il dévala l’escalier menant à son laboratoire secret et s’arrêta net, paralysé, estomaqué, la bouche grande ouverte. On avait ouvert la plupart des cages enfermant les bêtes. Les rongeurs pullulaient de partout, courant le long des murs, montant sur son bureau et cherchant manifestement la sortie. Bon nombre de fioles avaient été brisées, leur contenu répandu sur le sol, mais Monsieur Hamelin poussa un long cri de panique lorsqu’il avisa que son coffre à potions avait été forcé. Il se précipita vers celui-ci et glapit en constatant l’absence de la plupart des mixtures qu’il avait préparées, et principalement de sa dernière création dont il était si fier – de la mort-aux-rats à base de malepierre.
- Au voleur ! Gardes ! Au secours ! On m’a cambriolé ! – hurla-t-il de toutes ses forces en se précipitant au dehors alors que la tête lui tournait et qu’il perdait tout sens de la raison.
***
Mêlés à la foule de badauds et de curieux qui, réveillés en pleine nuit par des hurlements de panique, sont venus assister au spectacle de leur étrange, et si calme d’habitude, voisin pleurant de toutes ses larmes sur le trottoir alors qu’il tentait d’expliquer à la garde municipale, venue en hâte, l’affreux pillage dont il venait d’être victime, un humain taciturne et un halfling poilu regardaient la scène avec calme et stoïcisme. Ils furent rapidement rejoints par un autre semi-homme rondouillard dont le visage était en partie caché par une volumineuse capuche noire lui recouvrant le crâne. Il s’adressa doucement à ses deux comparses :
- J’ai l’matos les gars. On peut filer.
- On attend encore un peu. – Répondit l’humain en chuchotant, sans regarder le nouvel arrivant. – On joue les p’tits connards curieux et on partira quand tout le monde se dispersera.
- On s’fait pas remarquer. – rajouta l’autre halfling sur le ton de la confidence.
- T’es sûr de ton coup, Lo’ ? – lui demanda l’humain, le regard toujours fixé sur la malheureuse victime, laquelle agitait ses bras dans tous les sens, cherchant de se faire comprendre des gardes, impassibles face au drame de l’individu et visiblement circonspects quant à la nature du drame. Manifestement, l’individu avait du mal à expliquer aux agents ce qu’on venait de lui voler, dans la mesure où il ne pouvait ni indiquer la nature des produits détournés – illicites et fortement dangereux – ni ce à quoi ils étaient destinés.
- Ouaip. – répliqua en murmurant l’halfling poilu. – J’ai toute confiance en mon cousin. Il avait dit que l’matos devait s’trouver dans la cave, dans un grand coffre en bois. C’est là qu’il avait vu l’ptit gros ranger ses fioles lorsqu’il l’avait livré la dernière fois.
- Correct. – confirma son compère encapuchonné. – Y’avait bien l’coffre et la came dedans. Par contre, j’ai pris au hasard, j’avais pas l’temps d’fouiller.
- On s’en fout, Egg’. – le coupa sèchement l’humain. – Fermez-la maintenant. C’est bon, on peut s’barrer de là.
***
Le lendemain matin, les halflings et leur coach étaient regroupés dans l’arrière-salle de leur quartier général et semblaient tenir une réunion de la plus haute importance. L’ambiance était sérieuse et studieuse. Décontenancés, les mines graves et les sourcils froncés, ils réfléchissaient durement sur le mode d’opératoire à adopter, et étudiaient avec intérêt fort certain le dispositif qui s’étalait devant leurs yeux. Une immense marmite en fonte était posée sur la table en chêne massif située au milieu de la pièce. A l’intérieur, un ragoût préparé par leur chef cuisinier reposait tranquillement, duquel s’élevaient de fortes odeurs de fromage fondu et de venaison. A côté de la marmite reposait un flacon en plomb, dont le goulot était obstrué par un solide bouchon en liège. Collé sur le devant, une étiquette fatiguée portait des inscriptions gribouillées à la hâte, ainsi qu’un dessin mal réalisé de tête de mort.
- Bon, on fait quoi alors coach ? – la voix monocorde et posée de Tholot brisa le silence. – On tente le coup de l’ouvrir ?
L’entraineur humain soupira en décroisant les bras. Il était visiblement circonspect sur l’attitude à adopter. Il répondit en se grattant l’arrière du crâne :
- J’veux pas que vous preniez de risque, les rase-mottes. On ne sait pas exactement ce qu’il y a dedans, les gars.
- Mais si on sait ! – riposta vivement un halfling efflanqué et portant des bandages sur son bras. – C’est marqué dessus, non ? D’la mort-aux-rats.
- Toi, tu la fermes Sherlock ! – l’invectiva l’humain. – Je t’ai déjà dit. J’veux plus t’entendre. Plus jamais ! Compris ?!
- N’empêche, Duda. – reprit Tholot posément, sans remarquer le saut d’humeur de l’entraineur. – Pourquoi avoir piqué ça chez ce p’tit gros ? Genre, la mort-aux-rats, on en trouve dans n’importe quelle quincaillerie de la ville, non ?
- Ah oué ?! Tu t’crois malin, l’Ancien. – continua Duda sur le même ton colérique. – Tu te vois toi, ou moi, ou n’importe lequel de cette bande de merdeux derrière toi, aller dans une échoppe et demander, tranquillement, de la mort-aux-rats, ni vu ni connu ?
- Ba, c’est quoi le problème ? – intervint Waldi candidement.
- Mais vous êtes cons ou vous le faites exprès les gars ?! – le coach avait visiblement du mal à garder ses nerfs. – Ca fait une semaine que toute la ville parle du match de ce soir. Rappelez-moi, on joue qui ? Des skaven, oui des skaven, des hommes-rats. Putain, mais vous êtes connus, je suis connu ici, on a nos gueules dans toute la presse sportive et sur cabalvision. Si jamais quelqu’un nous voit acheter de la mort-aux-rats le jour du match contre des skaven…
- Ah oué, pas faux. – réagit Eggon avec philosophie. – Purée, heureusement que vous êtes là pour penser aux détails, coach. Mais du coup, on aurait pas juste pu passer par un intermédiaire à la con ?
- Non. Trop dangereux. – répondit Duda de manière plus posée. – Trop de paramètres incertains, trop d’inconnues à gérer. Imaginez que l’intermédiaire ébruite l’affaire ou nous fasse chanter. Non, la meilleure solution c’était de piquer l’produit à un type encore plus vicieux et dérangé que vous, qui aurait du mal à porter plainte compte-tenu de ce qu’on lui chourait et des petits plaisirs auxquels il s’adonnait. Heureusement que l’cousin de Lorel nous a trouvé la bonne poire.
- Putain, mais j’ai compris ! – jappa soudain Lorel. – C’est pour ça que ça sent le fromage !
- De quoi ? – rétorqua l’humain surpris.
- Ca sent le fromage dans la marmite. – précisa le halfling rondouillard. – Le fromage, c’est parce qu’on joue des skaven. Les hommes-rats, ça adore le fromage.
- L’est fort ce Roël. – intervint Eggon calmement en hochant la tête.
- N’importe quoi. – se rebiffa Posho. – Les rats, ça bouffe pas d’fromage. C’est des histoires pour les gosses ça.
- Qu’est-ce que t’en sais toi ? – réagit vivement Sherlock. – T’es spécialiste des rongeurs toi maintenant ? Un putain d’dératiseur.
- Non, pas moi. – riposta Posho avec morgue. – Mais mon oncle lui, il l’était. L’mari à ma tante. Il m’a raconté quand j’étais petit. Les rats, ça bouffe d’la viande et des cochonneries. Pas le fromage. Enfin, ça peut en bouffer, si y’a rien d’autre à bequeter quoi.
- J’aime pas l’fromage. – déclama tout à coup Roch. – Ca pue.
- Putain ! Mais vous allez la boucler bande de merdeux ! – la voix grave et hargneuse de l’entraineur tonna de nouveau dans la pièce. – On en a rien à foutre de ce qu’aiment bouffer les rats ou pas ! Faut qu’on se décide quoi faire !
- Ba c’est simple. Y’a qu’à mettre la mort-aux-rats dans la marmite. – répliqua benoitement Eggon.
- Ah oué. Vas-y alors mon gars ! – lui répondit Lorel. – Ce putain d’flacon est en plomb et il était dans une boite en plomb également. Et il est scellé avec du plomb. Sans compter que l’mec à qui tu l’as piqué, il se faisait livrer son matos en provenance de Mordheim, directement. Non, y’a un truc de louche avec le produit. C’est dangereux.
- Bah, moi j’tente le coup ! – réagit Sherlock avec verve.
- Fais toi plais’. – le railla un Calben hilare. – Ouvre le. Si tu veux qu’un bras t’pouss’ au milieu d’ta sale gueul’, vas-y bonhomme. Ou mieux, une aut’ bite. Comme ça, tu f’ras enfin jouir les pouffes du lupanar où tu traines ton derch’. – Les autres halflings ricanèrent grassement.
- Bon, ça suffit ! – tonna une nouvelle fois Duda. – Waldi, va m’chercher la grosse pince qu’est près d’la cheminée. Et un gros marteau…
***
La sixième journée de la célèbre Lutèce Cup, le championnat le plus important, le plus violent, le plus passionnant, le plus suivi et le plus commenté dans tout le Vieux Monde, devait voir se rencontrer les pugnaces halflings du Real Boitar aux véloces skaven des Maladies Skaveniales Transmissibles (tu parles d’un nom ! Vous autoriserez votre serviteur à employer l’abréviation communément usitée par l’équipe) menée par le coach Foxy, un jeune et ambitieux entraineur, malin comme un renard, souhaitant se faire un nom dans la compétition.
Une nouvelle fois, les statistiques ne plaidaient pas en faveur de l’équipe halfline, et à en croire les parieurs officiels, le Real Boitar état donné largement perdant face à une équipe deux fois plus rapide et bien plus agile. Qui plus est, les MST comptaient dans leurs rangs une star-née, un joueur vedette, la pierre angulaire de leurs attaques, qu’était Krishelk Chaudepisse, le rat-ogre mutant, une véritable machine de férocité mêlée de sauvagerie (à moins que ce ne soit l’inverse). Bref, l’affaire était loin d’être dans la besace des halflings, pourtant bien plus expérimentés que leurs adversaires du soir.
Heureusement, les résultats très positifs du Real Boitar eurent un réel effet sur leur popularité, dans la mesure où leurs supporters étaient, pour une fois, venus en très grand nombre au stade. La renommée de l’équipe était faite depuis bien longtemps, et les bannières, drapeaux et autres écharpes portant le logo du club ou l’effigie des joueurs étaient brandis bien haut dans les gradins, et ce malgré le temps pluvieux qui planait au-dessus de la ville.
Les enjeux du match étaient primordiaux pour les deux équipes, lesquelles se situaient à un niveau somme tout assez bas au classement de la Ligue. Toutefois, le hasard du calendrier avait pour conséquence que le vainqueur de la rencontre pouvait remonter très haut dans le tableau, alors que le perdant aller indéniablement s’enfoncer dans les limbes du classement. C’est la raison pour laquelle le coach Duda vit une nouvelle fois les choses en grand, en très grand même. Profitant de l’importante somme qui était allouée à son équipe par les officiels de la Lutèce Cup, il s’attacha, de nouveau, les services du mondialement réputé chef cuisinier Roël Jobuchon, lequel a préparé un ragoût réconfortant pour les deux équipes, mitonné spécialement à l’occasion de ce match à base d’un mélange de fromages de choix, pour le plus grand plaisir des papilles gustatives de l’équipe skaven. Ils allaient s’en lécher les babines, pour sûr ! Il loua également l’assistance de Natasha, une serveuse plantureuse et bien connue du Bar des Sportifs, passée maître dans l’art de la remise sur pied des joueurs commotionnés.
Le match débuta dans une ambiance de folie, les gradins hurlant leur joie à voir les deux équipes rivales s’écharper sur la pelouse, tenter des actions d’éclat ou finir dans la fosse des blessés. Les MST gagnèrent l’engagement et le coach Foxy, confiant dans les capacités de ses joueurs et certain de leur supériorité athlétique, décida d’entamer les hostilités. Ce fut, peut-être, sa première erreur du match dans la mesure où, bien qu’ayant rapidement fait progresser le ballon vers la zone d’en-but adverse, par l’intermédiaire de son infatigable coureur d’égout Zhinq le Blennorrageux, il dut se rendre à l’évidence que la tactique qu’il souhaitait mettre en place – à savoir un contrôle de la balle profondément dans le camp rival – avait du plomb dans l’aile, notamment du fait d’un comportement plus que douteux de la part de ses joueurs.
En effet, ceux-ci ne semblaient pas très à l’aise ce soir, trainant des pieds, chancelant sur le terrain, les queues basses, et retroussant les babines dans un concert de grimaces et de couinements atroces.
Qui plus est, totalement abasourdi, Foxy dut constater qu’une nouvelle fois, le Real Boitar appliqua avec méthodologie la tactique usitée désormais depuis plusieurs matchs par l’équipe halfling, et qui consistait à se désintéresser complétement du ballon pour s’en prendre avec sauvagerie mêlée de férocité (à moins que ce ne soit l’inverse) aux joueurs adverses esseulés, lesquels – par le plus étrange des hasards – n’offrent que peu, voire pas du tout, de résistance. C’est ainsi que, sous les yeux médusés du public, plusieurs hommes-rats furent promptement commotionnés ou blessés par les halflings rageux et les impitoyables hommes-arbres. Notamment, la star de l’équipe des MST, le rat-ogre Krishelk Chaudepisse, manifestement dans un mauvais soir, reçut un violent coup de la part de Cendrechêne Boisnoir et dut être évacué de la pelouse afin de reprendre ses esprits. En réalité, les rangs des skaven fondaient comme fromage dans une raclette, notamment grâce (ou à cause) au numéro magistralement exécuté par Lorel Bonvin, lequel, dans un déchainement de rage et de roublardise, mit fin aux velléités du soir de plusieurs adversaires. Le coach Foxy ne cacha pas son hébétude lorsqu’il vit Lorel sauter à pieds joints sur le malheureux lanceur skaven Qogchokch le Syphilitique, lui brisant littéralement le cou. Le blessé fut évacué sur la civière dans l’urgence la plus totale et il état certain que les MST ne pourraient plus compter sur lui avant longtemps !
En vérité, le seul joueur homme-rat qui arrivait à jouer correctement était Khuecxek l'Herpétique, le blitzeur qui réussit à sonner, voire à blesser, quelques rares halflings qui passaient à portée de ses griffes acérées. Mais c’était bien peu pour la malheureuse équipe skaven, tant leur jeu collectif était dérisoire. Que se passait-il ce soir avec l’équipe skaven ? Nul ne comprenait leur piètre état ni leur prestation plus que douteuse.
Face à une situation qui devenait réellement catastrophique – surtout vu l’état pue amène de ses joueurs – alors que les deux équipes n’étaient pas encore à la moitié de la première mi-temps, Foxy dut se résoudre à envoyer le porteur du ballon marquer rapidement le premier essai du match, ce qui fit méchamment sourire son collègue et adversaire du soir. Le Real Boitar avait encore énormément du temps pour revenir au score, et les rangs des MST étaient plus que clairsemés.
Effectivement, le sentiment de Duda se vérifia sur la pelouse. D’une part, le rat-ogre ne s’était pas encore remis du coup reçu et restait avachi sur le banc de touche, d’autre part, les halflings et les deux hommes-arbres continuèrent leur ½uvre de destruction tout en faisant progresser le ballon, lentement mais surement, vers l’en-but adverse, suivant la tactique bien connue désormais de la fameuse cage halfline !
Force était de constater que la stratégie employée fonctionnait à merveille, dans la mesure où les rares joueurs skaven encore présents sur la pelouse – chancelants et mal en point – cherchaient plus à fuir les coups de leurs adversaires qu’à tenter d’attraper la balle. Néanmoins, alors que Tholot l’Ancien s’avançait tranquillement vers l’en-but des MST protégé par plusieurs coéquipiers, Raktruk le vérolé prit son courage à deux mains griffues, avala sa salive, et s’élança vers le porteur du ballon d’un pas rapide mais quelque peu chancelant.
Usant de son agilité innée, malgré sa forme incertaine, le coureur d’égout échappa aux tentatives de blocage des joueurs halflings et arriva devant un Tholot surpris par cet élan de témérité de la part du joueur skaven. Malheureusement pour ce dernier, sa prouesse s’acheva de manière dramatique, dans la mesure où le capitaine halfling – qui n’était pas né de la dernière pluie – esquiva aisément le coup faiblard porté sans conviction par son rival et lui asséna un crochet qui fit s’étaler ce dernier de tout son long sur la pelouse trempée. Était-ce du à l’habilité de Tholot, à la fatigue du joueur skaven ou à la lourdeur étrange de celui-ci, force était de constater que la magnifique action du coureur d’égout aurait dû mieux finir ! Tel ne fut pas le cas et, pour le plus grand dam du coach Foxy, Tholot alla aplatir le cuir juste derrière la ligne d’en-but des MST à quelques secondes seulement du coup de sifflet de l’arbitre, sous les vivats du public.
Le coach Duda demeurait pourtant imperturbable et savait, d’expérience, que le match était loin d’être joué. La seconde mi-temps pouvait encore laisser place à de nombreuses surprises, et connaissant la roublardise des équipes skaven, il pressentait une seconde moitié de match complexe. Une nouvelle fois, sa prédiction se réalisa pleinement dans la mesure où l’entame de la deuxième période mit une pression fort incommodante pour l’équipe du Real Boitar.
En effet, alors que le match se déroulait maintenant sous une pluie battante, le ballon fut botté très loin derrière les lignes halflings par les MST. Les hommes-arbres firent rapidement le ménage sur la ligne d’engagement, envoyant deux nouveaux hommes-rats commotionnés, récupérer sur le bord de la pelouse, mais deux coureurs d’égouts s’enfoncèrent dans le camp adverse pour presser le capitaine halfling – chargé de récupérer le cuir. Ce dernier réussit à s’emparer de la balle, pourtant rendue glissante par la pluie, et s’empressa de remonter le terrain, couvert tant bien que mal par deux de ses coéquipiers revenus en toute hâte pour lui porter secours.
La situation devenait alarmante pour le Real Boitar, et aurait pu être plus que préoccupante si les hommes-rats avaient été plus nombreux sur la pelouse. Heureusement pour les halflings, le travail de sape de leurs deux gardiens sylvestres, combiné à la faiblesse et la torpeur inhabituelle de leurs adversaires, rendaient les rangs de ces derniers encore plus clairsemés. En quelques instants, il ne resta plus que quatre joueurs skaven sur la pelouse, dont le rat-ogre, le blitzer et deux coureurs d’égouts qui pressaient Tholot. Une nouvelle fois, l’un d’eux tenta de s’en prendre au capitaine halfing, mais, pris de convulsions soudaines, il dérapa en tenant une esquive et s’affala la tête la première dans la pelouse. Ce coup du sort sonna le glas de la tentative de révolte des MST. En effet, il n’en fallait pas moins pour le Real Boitar de se porter en avant, Tholot désormais bien protégé par plusieurs de ses coéquipiers. Qui plus est, la situation au milieu du terrain tourna au net avantage des halflings lorsque Grisfrêne attrapa enfin le rat-ogre adverse et le jeta bas. Profitant de l’occasion, Afka Finroseau s’en prit sournoisement à l’immense bête étalée à ses pieds, et d’un coup de crampons bien placé, l’envoya une fois pour toutes dans la fosse des blessés. Bien que cette action perfide lui valût d’être immédiatement expulsé par l’arbitre de la rencontre, son acte malveillant eut l’avantage – pour le Real Boitar – d’ouvrir entièrement la route vers la ligne d’en-but adverse.
En effet, celle-ci n’était désormais protégée que par le seul Khuecxek l'Herpétique, le blitzeur, lequel devenait cependant de plus en plus blafard et mal à l’aise. Plutôt très en vue en première mi-temps, distribuant châtaignes et coups de griffe bien placés, Khuecxek demeurait crispé et étourdi pendant la seconde, n’arrivant pas à plaquer le moindre halfling qui passait à sa portée. En conséquence, l’attaque du Real Boitar ne rencontra aucune résistance et Tholot put tranquillement amener le ballon près de la zone d’en-but des MST. La fin de match était encore très loin et le coach Duda ordonna à ses joueurs de temporiser. En effet, il ne restait plus que trois joueurs adverses sur la pelouse, et il était hors de question de commettre la même erreur que lors du match précédent – à savoir marquer trop vite – surtout face à des joueurs aussi rapides que les skaven.
La fin de match fut dont le théâtre d’une parodie de Blood Bowl, durant laquelle les deux équipes se regardaient en chiens (ou en rats) de faïence, sans oser s’attaquer. Les deux camps gardaient leurs positions, et même si les coureurs d’égout tentèrent de revenir rapidement vers les haflings massés aux avant-postes, leur course hésitante et leur foulée fébrile ne leur permirent pas de rattraper les coéquipiers de Tholot, qui put aisément porter la balle dans la zone d’en-but skaven.
Une nouvelle fois, le public exulta et hurla sa joie, alors que le Real Boitar venait de marquer le second touchdown et prenait les devants au score, sans pouvoir être rattrapé. La victoire était leur et le grand sourire du coach Duda vouait tout dire – il réussit à déjouer les pronostics une nouvelle fois et à mettre la confusion parmi les commentateurs et l’organisation officielle du championnat. Le Real remontait en haut du classement, au grand étonnement de la plupart des suiveurs, et sa légende continuait de plus belle !
Quant aux MST me demanderez-vous ? Ils gisaient, pour la plupart d’entre eux, malades ou commotionnés dans la fosse des blessés, à vomir tripes et boyaux, sous le regard apeuré de leur coach. Les trois malheureux joueurs encore debout durent se placer avec torpeur sur la ligne d’engagement, le match n’étant pas encore fini. Perdu pour perdu, Foxy tenta une ultime action d’éclat vengeur, en ordonnant à son blitzer de faire le plus de mal à leurs vicieux rivaux. Malencontreusement pour lui, il ne s’aperçut pas que son joueur était au bord de l’apoplexie. Le coup que Khuecxek l'Herpétique tenta de donner au halfling placé devant lui fut réalisé avec tant de lenteur et de maladresse que le pauvre blitzer des MST tomba à la renverse et se sonna lui-même !
Les skaven buvaient le calice jusqu’à la lie. L’arbitre décida alors d’en finir avec le calvaire des hommes-rats et siffla la fin de la rencontre sous les hurlements et les acclamations des supporters du Real Boitar qui n’en croyaient pas leurs yeux. L’heure était désormais aux festivités !
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Assis tranquillement dans le vestiaire après la rencontre, Roch Tendrebouc se prélassait, la bedaine à l’air, son pantalon déboutonné et sa chemise sale et tâchée remontée sous ses aisselles. Ils venaient de fêter leur seconde victoire en championnat, tellement inattendue, et pourtant acquise avec panache, et ils s’adonnaient maintenant à leur autre passion, en dévorant la succulente collation offerte aux vainqueurs par la Ligue. Roch était à moitié avachi sur le banc de touche, une cuillère en bois à la main, et puisait abondement dans la grosse marmite laissée à leurs soins par leur chef cuisiner. Éructant bruyamment, il conclut à l’attention de ses camarades :
- Finalement, s’pa si mauvais que ça, l’fromage.